16 septembre 2011

former aux processus d'incertitude:quelles implications?

« Former aux processus d’incertitude : Quelles implications ? »
Professeur Alain Jeannel
Université de Bordeaux France


Les décideurs utilisent le carré sémiotique pour défendre le système d’enseignement dont ils ont la charge ; ils confortent paradoxalement une situation d’incertitude par une certitude, en rationnalisant leur discours avec une référence à la science: ainsi, l’étude quantitative démographique gère la qualité d’un enseignement dont les résultats sont jugés négatifs.
Le monde scientifique conteste cette utilisation réductrice dans trois domaines : l’éthique (espace-ethique.org/fr/bioethique.php), la déontologie (alain-jeannel.blogspot.com) et la formation des générations montantes.
A propos de la formation des générations montantes, la question récurrente est celle des liens entre une formation universitaire et une adaptation à une vie sociétale dont les références sont fluctuantes, interdépendantes des connaissances instituées, des événements géophysiques et géopolitiques.
Une réponse est la promotion d’un enseignement « professionnalisant», objectif qui associent des politiques publiques et privées : la licence professionnelle a un objectif d’insertion professionnelle, conduit à l’obtention de connaissances et de compétences nouvelles dans les secteurs concernés et ouvre à des disciplines complémentaires ou transversales (arrêté de 1999).
Introduisant des points de vue hétérogènes, elle oriente l’enseignement vers la reconnaissance d’ « objets complexes » pour lesquels la recherche scientifique met en synergie l’approche multi dimensionnelle et l’approche multi référentielle (jardoino.club.fr).
La première permet de déplier l’objet étudié en fonction du traitement des informations disponibles. L’utilisation qui en faite par les décideurs clôt la discussion par la formalisation d’un dogme et par des résultats quantifiés exogènes ; dans d’autres utilisations, elle montre sa fécondité, ouvrant vers d’autres disciplines.
La seconde reconnait l’existence de multiples points de vue, impliquant des références hétérogènes ; construite en référence à « la pensée Complexe », elle répond à l’intuition du praticien qui, confrontant ses actions à des informations théoriques, trouve des réponses incertaines et surmonte les difficultés en « bricolant ».
Dans leur épistémologie, ces méthodes ne portent pas en germe les utilisations réductrices qui en sont faites, et les discours scientifiques soulignent l’importance de reconnaître « la complexité » des objets d’étude comme porteuse des principes du dialogique, de la récursion organisationnelle et de l’hologrammatique (college-heraclite.ifrance.com/edgarmorin/fr).
Un enseignement « professionnalisant » prend en compte ces principes en inscrivant dans le curriculum, un cursus mono disciplinaire formant à la multi dimensionnalité, une analyse de la construction de la connaissance qui introduit l’approche multi référentielle et une visée professionnelle représentative de l’aspect hologrammatique de la vie professionnelle. Leur conjugaison donne à la formation un caractère de quête ouverte propre la pensée complexe.
Le système d’enseignement institutionnel est-il remis en cause par cette finalité qui reconnait le caractère complexe de la formation? Existe-t-il une modélisation anticipatrice qui prend en compte les incertitudes de la science et des professions ?

Un modèle prospectif ?
Les décideurs basent leur certitude sur trois postulats :
Le modèle mathématique de l’information, code unique et information séquentielle, est adapté à la transmission des connaissances ; le modèle du consensus oligarchique répond à la massification de l’enseignement en instituant un seul découpage des manifestations cognitives, un sens unique de type numérique; les systèmes experts (A.Hatchuell, www.cgs.ensmp.fr/perso/persoah) rationnalisent la démocratisation de l’enseignement en contrôlant les flux.
Ces certitudes déterministes permettent à ce système de perdurer bien que son échec provoque des crises individuelles et collectives.
Pour s’opposer à ce modèle dominant qui phagocyte tout modèle prospectif scientifiquement structuré, il faut introduire une prévision aléatoire et stochastique qui modifie la pratique de l’enseignement représentée par ses deux fondamentaux, la pédagogie et la didactique.
La résolution du problème développe les points suivant :
- donner un statut à la communication expression, sans confusion avec la communication institutionnelle, univoque et séquentielle (www.123travail.com/48-catho-sfez),
- reconnaître le processus dynamique du dissensus qui donne sens aux multiples découpages des manifestations humaines, en l’opposant au modèle explicatif institué par le consensus,
- transmettre les théories en évitant les dilutions théoriques que couvrent certains usages de l’interdisciplinarité et de la transdisciplinarité au détriment de la pensée complexe, pour donner le libre choix à l’homme par la controverse.
La problématique de la coexistence du modèle dominant et de ce modèle prospectif pose une série de questions :
Pour quelles raisons le modèle pour lequel il y a des certitudes quantitatives exogènes à la didactique et à la pédagogie est-il maintenu bien que son application soit reconnue insatisfaisante ?
En quoi ce modèle prospectif est-il une alternative avec des probabilités de réussite au modèle dominant basé sur des certitudes?
Quels éléments avons-nous comme certitude quantitative et certitude qualitative entre la modélisation du système présent et la modélisation de l’anticipation ?
Le repérage d’items indiquant leurs oppositions visualise leurs positions respectives :
information séquentielle/communication expression ; relation asymétrique/relation symétrique ; sens imposé/création du sens ; hétéronomie /autonomie ; connaissance institutionnalisée/connaissance co-construite ; réussite cognitive par critères d’homogénéité /dynamique cognitive de l’hétérogénéité ; individu somme de caractéristiques/personnalité globale ; certitude univoque/ pensée complexe.
Parmi les indicateurs, certains retiennent particulièrement l’attention.
Dans le modèle institutionnel, les relations entre l’enseignement et son environnement sont régies par une loi exogène au groupe formé par l’enseignant et les enseignés; dans le modèle prospectif, les échanges et les relations sont l’expression du groupe : la loi exogène demeurant un élément parmi d’autres.
Dans l’un, les relations des enseignants et des enseignés sont un échange séquentiel d’informations ; dans l’autre, elles sont une relation compréhensive.
D’un côté, l’enseignant a un seul rapport à la théorie qui est sa relation au savoir ; de l’autre, il accepte qu’il y ait d’autres conceptions intellectuelles et mentales que les siennes, dans cet environnement cognitif, l’enseigné reconnaît les interprétations du monde de chacun, s’habitue à l’aléatoire des propositions inattendues et à les ordonner : le sens univoque institué est remplacé par la construction d’un sens au regard des autres sens.
L’évaluation des deux modélisations détermine les catégories de l’incertitude et ses composantes conceptuelles. Dans la modélisation anticipatrice, la définition de la pédagogie de la didactique précède l’organisation administrative, elle est un processus autonome tributaire d’une situation en permanente évolution, Dans le modèle institutionnel, le système administratif définit les procédures didactiques et pédagogiques en mettant en œuvre des procédures hétéronomes.
Dans le modèle institutionnel, la décision dépend de critères univoques quantitatifs extérieurs à la construction de la connaissance. La modélisation anticipatrice convoque les analyses scientifiques en fonction des ajustements que les générations montantes provoquent : ces analyses sont multiréférentielles et échappent à une décision préalable. La modélisation anticipatrice reconnaît l’incertitude, l’autre s’appuie sur des certitudes issues de systèmes experts.
Les deux modélisations n’ont pas les mêmes outils conceptuels, les mêmes références académiques.
En caricaturant, il est possible de dire que la modélisation dominante à pour objectif d’instruire à une connaissance établie et que l’autre a pour finalité une formation critique à la construction de la connaissance ; l’un se réfère à une situation connue, envisagée comme stable, nécessaire à l’organisation politique et administrative, l’autre envisage que la situation contient de nombreux paramètres d’incertitude qu’il s’agit de les rendre profitables à l’enseignement. L’action des enseignants et des enseignés oblitèrent l’injonction imposant le modèle institutionnel et conforte la nécessité de répondre aux échecs du modèle dominant par une pratique prospective. Deux exemples mettent en évidence le paradoxe qui existerait à poursuivre le modèle dominant dans le cadre d’un enseignement « professionnalisant ».

De quoi s’agit-il dans cette controverse?
« Professionnalisation de l’enseignement supérieur et territoire »(spirit.sciencespobordeaux.fr/Gayraud) présente une typologie des licences professionnelles à la suite d’arrangements entre service public et privé, entre acteurs éducatifs et acteurs économiques : accès à l’exercice de métiers identifiés, diplômes à forte lisibilité sur le territoire national, obtention de titre dans un domaine, préparation à un concours d’entrée à une formation sélective.
Ces configurations montrent un ajustement de la pédagogie et de la didactique à l’acquisition d’une connaissance et d’une pratique décidée hors du contexte de la situation formative.
On aurait pu penser que les formations proposées utilisent les situations diversifiées pour les mettre en débat, l’étudiant et le groupe construisant le sens de l’activité à laquelle ils se préparent , en fait l’analyse des typologies montre que le sens est celui choisi par le gestionnaire.
On aurait pu penser que les acteurs de la formation étant de cultures et de professions différentes, la multiplicité des points de vue créent une synergie ; en fait, il s’agit d’instruire à un exercice professionnel défini au préalable.
On aurait pu penser que l’intangibilité des situations à vivre invite les responsables à envisager que la formation ne peut pas être sommative, en fait elle le demeure.
Quand la dominante de la licence professionnelle est économique, l’objectif est l’adaptation à un poste de travail qui peut demain ne plus exister ; quand la dominante est académique, la finalité est d’être un spécialiste de la discipline académique.
Faite de certitudes, la formation « dite professionnalisant » qui devait rénover le système d’enseignement est récurrente, elle renonce à la composante « en train de se faire » contenu dans le participe présent, elle est sommative, basée sur un consensus. Elle réduit la formation à la transmission d’un seul point de vue, de ce fait elle détruit l’expérience professionnelle elle-même et la compréhension scientifique. Les référentiels décrivent le passé comme normes, les disciplines détachées de leur genèse ne sont pas mises à l’épreuve du présent.
Le système élimine tout aléatoire, créatif de domaines propres à la formation; de ce fait, il rate la finalité de son projet en ne préparant point l’étudiant à problématiser une situation qui ne fait pas partie des certitudes acquises : la formation à l’incertitude de la situation de travail est inexistante, la formation à une méthode scientifique dont le problème est toujours à reconstruire en fonction des paramètres inattendus n’est pas abordée.
L’autre exemple est la constitution d’un réseau de chercheurs dans le domaine du design francophone (www.4design-france.com). Il rassemble une communauté de chercheurs des sciences de l’ingénieur, des sciences humaines et sociales, des sciences de l’art, des sciences de la gestion, des sciences cognitives et de l’architecture, de professionnels venus de différents milieux économiques et sociaux et de décideurs publics. La confrontation de points de vue met en évidence l’hypothèse de la complexité de la réalité en insistant sur l’hétérogénéité des informations. Travaillant au niveau de la production et de sa commercialisation, le savoir des designers résulte de l’articulation de connaissances venues de domaines hétérogènes, il transmet une réflexion sur l’organisation d’un système de production qui fait du produit industriel un objet, partie intégrante des environnements anthropologiques, sociaux et politiques ; il forme à une articulation entre la fluidité d’un processus économique et la pensée complexe . La formation est pragmatiques et scientifique : pragmatique, en distinguant la compréhension de l’utilisateur et celle de la situation d’usage, en associant deux éléments la matière et l’humain, en envisageant que l’un ne supprime pas l’autre. Prenant en compte les antagonistes et les analogies de ces éléments, elle multiplie les points de vue : le produit est créateur d’usages mais aussi l’usage participe à la production. Elle met en évidence que chaque composante du produit est partie prenante de l’ensemble de l’objet.
Elle est scientifique : respectant chaque approche scientifique sans épuiser les possibles, la formation sur et par le design est un exemple de l’unité de la science, elle est ouverte et non sommative. Les problématiques sont construites soit à partir d’un corps théorique académique dont la fonction est définie parmi les autres et porteuse des autres dans le projet de production, soit à partir d’une situation qui nécessite la prise en compte de corps théoriques distincts dont il faut résoudre leur convergence : des deux termes, la matière et l’humain, la formation en fait des termes interdépendants, il ne s’agit plus d’adapter l’étudiant à la production d’objet, il s’agit d’inventer des usages : Impliquant autant de références spécifiques et de langages propres à chaque discipline convoquée, la formation au design reconnaît explicitement des références distinctes non réductibles dont le designer trouve les inter dépendances.
Dans ce processus de formation, le groupe crée une activité pragmatique et scientifique dont il définit les normes.

Une définition de la formation à l’incertitude : la modélisation anticipatrice.
Cette action militante de professionnalisation de la formation reprend les axes de la modélisation anticipatrice. Dans cette pratique, le groupe en formation institue sa didactique et sa pédagogie dont la loi est un élément parmi d’autres.
Le critère « anticipatrice » ne donne pas à la modélisation le sens d’un futur utopique, il a pour fondamentaux une pédagogie et une didactique dont les constructions problématiques existent du fait qu’il y a incertitude : La problématique dans le modèle institutionnel est imitation de modèles déterminés ce qui est contradictoire avec une formation à la construction d’une problématique, intégrant la notion d’incertitude dans la pédagogie et la didactique, définie par l’expression « résoudre le problème ».
Ce critère renvoie à la compétence de l’anticipation ; elle existe lorsque les acteurs de l’action confrontée in situ à celle-ci ont les connaissances nécessaires pour évaluer le contenu du problème: Cette compétence ne se limite pas à puiser des connaissances acquises dans une grammaire de l’action (Pierre Tripier’s weblog) qui répertorie les approches multidimensionnelles des données du problème, elle est opérationnelle quand elle confronte ces différentes approches multidimensionnelles.
Ainsi définie, la problématique permet de choisir une solution au problème posé, et d’engager une action, choix parmi l’ensemble des solutions possibles. En n’en traitant qu’une, l’action porte en elle-même la totalité des incertitudes, sécrète de nouveaux problèmes donc de nouvelles incertitudes, qui rétroagissent sur la construction de nouveaux problèmes, prêtant à critique la solution précédente.
Dans la modélisation anticipatrice, la formation « professionnalisant » est produite par les interactions entre les différentes communautés, y compris la communauté étudiante, qui la composent, elle rétroagit en ouvrant vers de nouvelles formations et produit les individus qui la produisent.
Le choix entre les deux modèles demande un exercice mental qui est révélateur des conceptions politiques de l’enseignement qui ont traversé l’histoire:
D’un côté, l’universel est pensé comme une règle générale dont la théorisation est la finalité : l’instruction a en charge sa transmission. D’un autre côté, l’universel est un processus dont la construction de la société est la finalité : l’enseignement est une formation de la personne à ce processus.
D’un côté, les fondamentaux didactiques et pédagogiques sont des certitudes déterminées soit par une coutume soit par une quantification extérieure aux acteurs in situ ; d’un autre, ils sont des réponses aux incertitudes des savoirs et de la vie sociétale. L’un est statique, l’autre est dynamique.
D’un côté, les fondamentaux pédagogiques et didactiques sont des lois institutionnelles dans un cadre d’enseignement académique ; de l’autre, ils servent à construire un problème en confrontant les connaissances académiques disponibles et en élaborant de nouvelles connaissances : l’un est imitatif, l’autre est créatif. D’un côté, le consensus crée l’hétéronomie, de l’autre le dissensus l’autonomie. Intégrer l’incertitude dans la formation, c’est faire des choix : un choix philosophique entre la pensée séquentielle et la pensée complexe, un choix anthropologique entre un régime du sens monosémique et un régime du sens polysémique, un choix politique entre un régime institutionnel oligarchique et un régime instituant démocratique.

(espace-ethique.org/fr/bioethique.php), la déontologie (alain-jeannel.blogspot.com) spirit.sciencespobordeaux.fr/Gayraud) www.123travail.com/48-catho-sfez (A.Hatchuell, www.cgs.ensmp.fr/perso/persoah
college-heraclite.ifrance.com/edgarmorin/fr (www.4design-france.com Pierre Tripier’s weblog) jardoino.club.fr).

15 septembre 2011

modélisation et approche plurielle:mise en perspective dans trois situations

Modélisation et approche plurielle
Mise en perspective dans trois situations
Alain Jeannel




Définir modélisation.
Jacques Bertin (1967) construit une problématique de la modélisation graphique définie comme la visualisation d’un système en distinguant l’analyse de l’information, les moyens du système d’information choisie (dans son cas le système graphique) et les règles du système. Cette définition nécessite de considérer les nœuds qui lient modélisation, système et théorie de l’information. Cette première articulation entre des domaines distincts n’est problématisable qu’en fonction d’une acceptation du vocable modèle et d’une définition de ses fonctions téléologiques:
Les trois études de cas que nous traitons représentent trois figures de la modélisation qui considèrent le modèle comme un objet représentant une théorie et comme donnant une compréhension accrue d’une classe d’objets, genèse de nouvelles propositions : le design, une modélisation intégrée ; l’industrialisation du système d’enseignement, une modélisation pervertie ; le Plan régional de santé au travail, une modélisation dans l’action.
Ces trois études mettent en scène des professionnels dont la formation académique n’est pas un secteur identifié communément comme école d’ingénieur mais dont les activités professionnelles participent avec les ingénieurs au projet de conception d’un produit. Confrontés aux approches plurielles que nécessite un projet de production, les différents corps professionnels engagés dans ce processus ont la nécessité de s’informer entre eux sur la conception du produit. Pour que chaque approche garde sa spécificité, ne soit pas diluée dans le projet global et puisse être une information destinée aux autres acteurs du projet, elle doit avoir un mode de présentation matérielle commun qui informe des résultats de son analyse du projet de production : chaque acteur est conduit à modéliser la part qu’il apporte au projet global, tantôt transmission d’une information à vocation comportementale ou cognitive, tantôt traduction pour ouvrir vers d’autres possibles. Les problèmes posés par la prise en compte du design dans l’entreprise (A. Florin ,2007) et par la décision politique d’introduire un produit industriel comme moyen d’enseignement (Commission Européenne, 1995) permettent de définir un contenu à l’action de modéliser et sa place dans le projet de conception d’un produit. En conclusion, une action de politique publique dans un domaine qui répond à une obligation légale avec une instance de concertation, de coordination et d’expertise multi-référentielle introduit dans le curriculum de la formation des ingénieurs la compréhension d’une politique publique en s’appuyant sur des données statistiques et des disciplines émergeantes.
Ces trois réalisations ont en commun de convoquer des disciplines différentes rattachées à des sciences de la Vie, de la Santé, de l’homme, de l’ingénieur. Elles s’appuient sur des modèles et des systèmes ou les récusent ; elles présentent donc des confrontations entre des modélisations différentes dans des situations professionnelles précises comme la production industrielle, la transmission de la connaissance, l’action publique.
Le design : une modélisation intégrée.

Dans le projet de conception d’un produit industriel tel que la fabrication de la chaussure de sport dont les ingénieurs issus de différentes formations sont acteurs, Bouzdine-Chameeva (2008) prend la posture d’un designer et émet « l’hypothèse que les consommateurs sont susceptibles d’élaborer des schémas mentaux relatifs aux marques au sein desquels le design peut apparaitre en tant qu’attribut. Lorsque c’est le cas, celui-ci constitue un noyau central lors de l’activation des associations liées à celle-ci, que se soit au niveau cognitif (image), affectif (attitude) et comportemental (achat). Par ailleurs, et compte tenu de l’association entre la fonctionnalité et l’esthétique propre au design, cette association sera en relation avec des bénéfices de type fonctionnel et expérientiel ».
L’objectif est d’analyser la représentation collective des consommateurs concernant une marque pour adapter le projet de production à l’attente de l’acheteur. Bouzdine-Chameeva (2008) démontre que la méthodologie des cartes cognitives (cognitive map) est un outil opérationnel permettant de modéliser les liens causaux entre les associations que les consommateurs ont mémorisés (Bouzdine-Chameeva, 2002).
La méthodologie (Mandjak et Bouzdine-Chameeva, (2002), Ferrand (2006)) a pour but la représentation de la perception d'une marque par des consommateurs à l’aide d’un réseau d'associations qui reflète leur croyance au sujet des rapports causaux (arcs) d’intensité différente entre des variables (nœuds). Une valeur variant de 1 (faible) à 3 (forte) est assignée à chaque lien pour indiquer la force du rapport. Une fois les rapports causaux évalués, la carte causale est représentée par un diagramme, ou une matrice d'association, qui indique l'ensemble de poids causaux pour toutes les paires de nœuds.
Une première modélisation de la procédure se présente en trois phases :
1ère phase

DEFINIR LES
VARIABLES
1.1. Préparer - identifier les répondants potentiels et recueillir leur perceptions à propos de la marque à l’aide d’entretiens semi directifs.
1.2. Créer - Analyser le contenu des entretiens pour identifier les variables (associations) et créer une liste de variables qui seront employées à l'étape 2.
1.3. Catégoriser – Définir les catégories à partir de la liste de variables et définir précisément chaque catégorie.
2ème phase

ANALYSER
LES RELATIONS 2.1. Préparer - Sélectionner un groupe de consommateurs qui participeront à la recherche (suivant les résultats de la première phase).
2.2. Évaluer - Demander aux consommateurs de choisir les associations et d’évaluer la force des liens entre celles-ci en construisant une carte causale correspondant à leur représentation mentale de la marque.
2.3. Analyser - Effectuer l'analyse des différentes cartes avec ANCOM-2.
3ème phase

CALCULER
LES CARTES DE CONSENSUS
3.1. Calculer – Calculer la force des liens dans la carte causale de consensus.
3.2. Cartographier – Elaborer les quatre types de cartes causales de consensus en utilisant différentes valeurs seuil.
3.3. Interpréter - Interpréter la carte causale finale concernant le noyau central d’associations de la marque.
Cette représentation visuelle en tant que modélisation d’une activité ne se suffit point en elle-même. Sa mise en œuvre fait appel à des argumentaires conceptuelles discursives langagières qui traitent de l’articulation entre les mesures qualitatives et les mesures quantitatives dont la nécessité apparait dés qu’il est question de la mise en œuvre de questionnaires qui donnent les informations nécessaires pour modéliser une carte agrégée (« aggregated map » ou « assembled map ») qui représente la somme des cartes individuelles, une carte d'unanimité (« map of unanimity ») qui traduit les concepts et les liens choisis par tous les participants ; une carte de majorité (« map of majority ») qui représente les concepts et les liens choisis par la majorité des participants et d'une carte de majorité éclairée (« map of enlightened majority ») constituée des concepts des liens choisis par la majorité des participants et des associations les plus importantes pour chaque personne (critère de centralité ou « domain centrality principle », Eden et al, 1992).
La représentation schématique se présentant comme suit :



Bouzdine-Chameeva indique que la carte de majorité éclairée s'est avérée être la plus complète et la plus pertinente parce qu’elle contient à la fois les éléments les plus importants pour chaque répondant et ceux qui ont été choisis par la majorité : « Une gamme des cartes causales collectives est alors créée... Cette présentation paramétrique des cartes causales constitue une aide pour trouver un compromis entre la lisibilité liée à une densité raisonnable (une carte clairsemée) et la complétude (une carte dense). L’analyse de structure relative à la similarité et à la dissimilarité des données par la méthode du « multidimensional scaling » avec logiciel ANCOM-2 permet de présenter les nœuds sur un plan bidimensionnel de sorte que ceux qui possèdent des rapports de causalité forts apparaissent ensemble. Le fichier final présente la carte causale d’une façon claire et compréhensible avec peu de croisement d'arcs ».
Les modélisations successives permettent de construire une recommandation qui devient un des éléments pris en compte pour élaborer le processus définitif de la production industrielle.
Bouzdine-Chameeva rapporte l’application de cette méthodologie dans le projet de fabrication de la marque ADDIDAS : « la marque Adidas a été pendant de nombreuses années la référence en matière de sport et elle développe depuis peu une stratégie basée sur la technologie et le design pour affronter notamment Nike qui constitue son concurrent le plus puissant » Elle montre que les quatre modélisations successives ont permis de définir une chaîne moyens-fins définie « comme le résultat de la connexion entre les attributs d'un produit, les conséquences que le consommateur en retire, et les liens éventuels avec ses valeurs personnelles. Le point essentiel concerne le fait que le consommateur s'implique dans un achat de manière à en retirer certaines conséquences qui, elles-mêmes, satisferont ses valeurs premières. » dont rend compte la cartographie suivante :



A partir d’un domaine disciplinaire élu, ici la psychologie, le design déplie un des aspects de la conception du produit en présentant ses différentes dimensions. A propos d’un autre produit, S.Minel,O.Zephir, Cl.Perroti, (2008) posent une problématique distincte de la précédente, ils convoquent le champ normatif et juridique et décrivent les différents aspects du produit qui doivent répondre aux règlements institutionnels pour pouvoir être mis sur le marché : « Une des ambitions du projet est d’instaurer le concept SMMART comme solution prénormative pour les instances de régulations et de certification dans la définition de standards internationaux de traçabilité et de sécurité et de transparence des activités de maintenance. » Le design, quelque soit l’approche choisie, participe au projet de conception du produit ainsi « L’avantage de la finance comportementale est qu’elle met l’accent sur le fonctionnement de l’esprit humain et le profil psychologique de l’investisseur. Les modèles qu’elle propose font le lien entre les comportements des marchés et la psychologie humaine. » (N.Achouri, 2008). Il existe une solidarité entre ces approches plurielles (J. Ardoino, 1994) ; M. Monjou (2008) en souligne l’aspect problématique: « La thèse selon laquelle les propriétés des objets de design (être un outil et être une œuvre) ne sont en réalité que des modes d'existence sémiotique que le sujet réalise (tantôt par actualisation tantôt par virtualisation) demeure néanmoins problématique. Resterait en effet à comprendre d'abord (1) les règles des opérations d'attribution de ces propriétés (du côté du sujet), qu'on doit abandonner (pour le moment) à la psychologie cognitive ; (2) à comprendre ensuite le statut de ces propriétés elles-mêmes (du côté de l'objet). » S.Minel, O.Zephir, Cl.Perroti (2008) insiste sur le caractère pluridisciplinaire : « Le design organisationnel tout comme celui du changement organisationnel forment des objets d’études pluridisciplinaires, puisqu’abordés par les sciences humaines, de gestion, science économique et de l’ingénieur pour ne citer que cela. En effet, se forger une compréhension de ces concepts requiert une approche bibliographique variée permettant de cerner le périmètre de ces réalités s’appliquant aux organisations ». Le design participe à l’évolution des entreprises comme outil de réflexion sur les régulations qui s’opèrent au sein d’une économie basée sur la recherche de nouveaux produits répondant au choix d’une économie qui se fonde sur l’apport des ressources financières nécessaires à un mouvement continu ( J.M.Saussois, 2006 ; A.Rousset, 2009).
Le design s’inscrit dans le processus du projet de conception du produit mais aussi dans la gestion et l’innovation de l’entreprise sur le plan économique. Ce dynamisme de l’entreprise se réalise lorsque les idées et les concepts circulent : les modélisations sont des outils qui permettent de transformer des informations plurielles en données. Dans l’étude de cas « Addidas », elles rendent lisibles des résultats pour faire circuler l’information entre les différents partenaires du projet de production, leur efficacité existe si la traduction permettant la communication entre les points de vue issus de disciplines différentes s’appuie sur des explicitations conceptuelle, discursive et langagière communes aux différents membres de la communauté. Cette exigence restreint le choix des problématiques quand il est question de l’usager et de la complexité d’étudier l’être humain ; le designer pour rendre compte de cette spécificité choisit, comme le fait Bouzdine-Chameeva, dans les sciences de l’homme, un champ théorique qui réduit le nombre des variables de l’étude, et qui permet modéliser les résultats dans des logiques proches de celles des technologies industrielles : « Par le terme « design », nous faisons référence à la conception outre esthétique qui permet de donner à l’objet une valeur nouvelle, de changer son identité sans pour autant la détruire.» (S.Belhassine, 2008) ; l’innovation technique est une valeur ajoutée au produit.
Dans le projet de conception d’un produit industriel de série, « le design et les designers qui le portent doivent être pilotés par un chef de projet dans un processus mobilisant les compétences internes à l’entreprise et des ressources externes. Savoir manager et faire aboutir un tel projet constitue la vraie compétence design de l’entreprise » (P. Le Roux, 2009). Si le designer produit plus particulièrement des modélisations qui traitent des rapports entre l’usage et l’usager et des formes stylistiques novatrices, le designer en entreprise industrielle participe à un environnement de modélisations qui s’inscrivent dans des systèmes propres aux sciences de l’ingénieur et à leur genèse, mathématique, physique, chimie, biologie. Ces disciplines produisent des modélisations des différentes composantes du concept de l’objet à produire, et s’inscrivent avec cohérence dans une communication basée sur « la théorie mathématique de la communication ». Le designer pour participer à ce projet et pour y apporter ses propres valeurs esthétiques, psychologiques et sociologiques, utilise les champs théoriques de ces disciplines qui permettent de produire des modélisations crédibles en particulier ceux qui traitent d’objet ou qui réifient l’homme et les groupes humains. Intégré dans l’entreprise, le designer en accepte la culture et les démarches au même titre que les ingénieurs, les commerciaux les gestionnaires… Il participe au processus de développement industriel par des projets de conception de produit, modélisations d’approches plurielles à fonction sommative. La formation de l’ingénieur a donc à prendre en compte le design.

Une modélisation pervertie : Industrialiser le système d’enseignement.

Un autre espace concerne la formation des ingénieurs au titre qu’il oriente le système d’enseignement vers de nouveaux outils et qu’il est aussi une ouverture vers des projets professionnels. La volonté de donner une fonction importante aux technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement (A. Jeannel, 1999, 2007, 2008) pose deux questions : l’injonction institutionnelle et politique qui incite à innover dans l’enseignement avec les technologies de l’information et de la communication ne confond-t-elle pas l’acte d’enseigner avec la modélisation de « la théorie mathématique de la communication » de W.Weaver et Ce.Shannon (1949-1975) ? Ignore-t-elle que Robert Escarpit (1976, réédt 1991) qui diffuse ce modèle dans l’enseignement universitaire s’attachait à montrer les limites de cette modélisation en développant les thèmes de « la famille Frankenstein », du « rêve cybernétique », des « ambiguïtés de la linguistique entre langage et langues », des « machines à communiquer entre informer et s’informer », « de l’information et du document ». La littérature scientifique de Jacques Ellul (1954, réedt.1990) à Lucien Sfez (1988) nous met en garde contre les amalgames entre les modélisations techniciennes et les activités humaines dont l’enseignement fait partie en tant que fondement de la formation des générations: « C’est à nous de décider si le fil par lequel Shannon fait passer ses bits servira à nous étrangler les uns après les autres ou s’il nous donnera la vie unanime d’une conversation dans laquelle chacun aura son mot à dire » (Robert Escarpit, 1976). La modélisation de la communication proposée par Shannon et Weaver est un argument dans le choix politique des technologies des machines à informer pour résoudre les problèmes posées par la démocratisation, réunion de publics hétérogènes dans les communautés scolaires, et par l’explosion démographique des publics concernés par l’enseignement (A. Jeannel, 1995).
Abraham Moles, auteur la préface de l’œuvre de Weaver et Shannon, fournit par ses travaux de recherche sur « Micropsychologie et vie quotidienne » (1976) le premier indicateur qui induit que l’utilisation de la machine dans l’enseignement est créatrice d’effets collatéraux. En effet, la modélisation de Shannon concerne un outil technique et non son usage. Introduire une machine à communiquer dans la construction des savoirs, c’est introduire une chaîne d’actes qu’un gestionnaire d’un service d’enseignement doit prendre en compte : ainsi la bureautique, système spécifique des « machines à communiquer », comprend une série de situations dans lesquelles la majorité des déterminants sont des facteurs indépendants de l’enseignement visé et qui se traduit en actes mineurs comme dans l’exemple qui suit. Au premier niveau, le traitement de texte peut avoir comme facteur dominant l’expression écrite, et les micro-événements de la bureautique sont autant de rupture dans l’expression écrite. Au second niveau, le traitement de texte a comme facteur dominant la compréhension du modèle qui a été à l’origine du logiciel qui formate le texte et sa traduction sous forme de bureautique, l’acte d’expression écrite devient mineur. A chaque niveau, ces micro-événements extérieurs à la transmission de connaissance visée modifient le seuil de la perception de la connaissance à acquérir par « une perception intégratrice de phénomènes petits, qui apparaissent négligeables à la conscience réflexive qui porte sur la connaissance. Les micro-excitations subliminaires qui sont déniés produisent des états d’angoisse, de micro-plaisir, micro-risque » (J.D. Vincent, 1986). A la charge psychique mise en évidence par les travaux scientifiques et par des œuvres culturelles sur les rapports de l’enseigné au savoir, de l’enseignant au savoir, et des interrelations enseignés/enseignants/administration, les effets de l’utilisation d’une machine s’ajoutent sans qu’ils soient cités. Pourtant les études montrent que la pratique d’une machine sur un lieu de travail demande en permanence une veille pour intervenir au niveau des micro-pannes, créant une nécessité de maintenance propre à une technique extérieure à la transmission de la connaissance visée.
Ces remarques introductives posent le problème de l’écart existant entre d’une part une modélisation faite pour la production et la diffusion industrielles de textes, d’images et de sons dans un système déterminé par des décideurs politiques, économiques et sociaux et d’autre part une action qui s’attache au développement cognitif des générations . La théorie de la complexité inciterait à penser que l’introduction des technologies industrielles de l’information et de la communication dans l’acte d’enseigner conduit à inclure la modélisation de « la théorie mathématique de la communication » dans cet acte, puisque tout élément du système serait porteur de l’ensemble. Suite à nos premières remarques, elle conduit à poser la question : Y a-t-il des systèmes distincts ou existe-t-il un seul domaine ? L’étude des situations montrent qu’il existe trois matières d’enseignement et deux domaines d’investigation.
La prise en compte de trois matières à enseigner pose la question de leurs différences et de leur coordination entre elles mais aussi avec les autres disciplines.
Dans l’enseignement d’une discipline académique, l’enseigné et l’enseignant consacrent leur budget temps à l’acquisition du contenu de la discipline dans un acte pédagogique qui permet la transmission de la connaissance. De ce fait tout micro événement qui perturbe la construction d’une connaissance et sa transmission est à éviter : quel effet a la panne qui affecte le fonctionnement d’une machine dont le système n’est pas celui de la connaissance ? Une réponse parmi d’autres concerne directement la bureautique: sa gestion avec ses pannes et ses effets de travail posté appartient à une autre fonction que celle d’un enseignement qui n’est pas celui de la bureautique ; le plus souvent le travail d’enseignement du contenu d’une discipline assisté par ordinateur se dissout dans la résolution de problèmes de bureautique dont la logique ne correspond en rien à la logique de la discipline enseignée. Cette logique doit être considérée comme un autre lieu de l’apprentissage du savoir chez l’enseigné et donc, cette logique doit être transmise dans un temps qui lui soit spécifique.
Nous en concluons que l’utilisation « des machines à communiquer » pour la transmission d’une connaissance disciplinaire nécessite de distinguer l’enseignement de la discipline et l’enseignement de l’utilisation de l’outil. Mais de même que l’épistémologie des sciences fait partie de l’enseignement disciplinaire, l’introduction du monde industriel dans l’enseignement nécessite, comme cela est fait pour le rôle de l’imprimerie dans la diffusion de connaissances, d’enseigner la place de cette industrie et de ses effets dans la vie politique, économique, sociale et quotidienne du citoyen, partie d’une éducation civique contemporaine qui répondrait à la question sur la finalité didactique et pédagogique d’un système politique qui lie les situations d’enseignement à l’économie du développement industriel.
En résumé, si l’industrialisation de l’enseignement introduit trois objectifs distincts, l’enseignement disciplinaire, la bureautique, la citoyenneté, elle s’appuie aussi sur un système industriel et économique déterminé qu’il s’agit de distinguer de l’enseignement : Ce constat nécessite l’étude de deux domaines : celui de l’acquisition des connaissances et celui de l’économie d’un système de production industrielle.
L’exemple développé à propos du design intégré a montré que le système industriel fonctionne en conjuguant des modélisations produites par les différents secteurs qui participent au projet du concept de production dont la finalité est de déposer des brevets et d’aboutir à une chaîne de fabrication d’objets produits en séries. Le processus s’organise d’objectifs dont les principaux sont : développement, faisabilité, prototype, validation et commercialisation.
La question que pose l’industrialisation de l’enseignement est : l’enseignement est-il une somme de modélisations techniques correspondant à un projet de production ? Si c’est le cas, de quel enseignement parle-t-on ? Et si ce n’est pas le cas, existe-t-il une autre approche et quel serait le rapport de cette approche avec la modélisation ?
La réponse à la première question nécessite un débat sur la finalité de l’enseignement. Si la finalité de l’enseignement est de produire des individus identiques en série, les modélisations nécessaires au fonctionnement d’une production industrielle peuvent être tentées. Cet objectif fut clairement choisi par des responsables politiques et économiques : l’histoire est riche de ces tentatives et en évalue le coût pour l’humanité, une littérature abondante tantôt romanesque tantôt fantastique tantôt documentaire en rend compte. La résistance de l’humanité à ce choix pour l’enseignement met en évidence que l’industrialisation traite de matériaux et que l’enseignement parle des hommes et des femmes : confondre l’homme et un matériau, c’est reconnaître que les hommes peuvent être identiques ce que la biologie dénonce dans ses résultats les plus récents : appliquer à la communication humaine la théorie mathématique de la communication, c’est envisager qu’il existe qu’un modèle tangible d’échanges entre les hommes alors que les échanges humains sont intangibles dans leur complexité et variété . Les débats que suscite cette question dans l’enseignement sont nombreux et renvoient tous à un problème éthique qui est un choix entre façonner une société composée de membres identiques, dont l’homogénéité est le but ou animer une société qui reconnait la différence de chacun et dont la synergie vient de l’hétérogénéité des populations qui la composent.
Dans une société qui reconnait que chacun de ses membres est différent et que les populations qui la composent sont hétérogènes, quelle approche de l’enseignement peut-on avoir quand l’approche systémique et ses modélisations dans l’industrie ne correspondent pas à la finalité élue ? En acceptant la singularité de chaque être humain différent de l’autre et le caractère hétérogène des populations (A. Jacquard, 1974,1978) comme synergie pour la transmission des connaissances, l’enseignement est une pratique relationnelle qui donne à l’apprenant confronté à une proposition qui ne correspond pas à son savoir cognitif la possibilité d’échanges relationnelles qui lui permet de la comprendre (D.Hameline,1979) , qui donne au groupe confronté à une nouvelle connaissance la possibilité de construire son savoir collectif riche du caractère hétérogène des membres qui le composent (A. Jeannel,1978,1987). Une riche littérature scientifique dans le domaine de la psychologie analytique et de la sociologie compréhensive traite de cette approche que les apports récents des sciences cognitives viennent éclairer. Premièrement elles rappellent qu’un modèle se définit par une syntaxe et une sémantique ; la syntaxe, après s’être inspirée des modèles informatiques, devient de nature cérébrale avec l’imagerie neuro-fonctionnelle qui comprend des modélisations physico-chimique et neuro-anatomique. La sémantique correspond à la projection spatiale et temporelle de cette syntaxe dans une réalité psychologique spécifique aux techniques employées qui constituent le cadre de référence de l’objet construit. Deuxièmement, elles situent la modélisation dans le champ technique à propos de l’imagerie neuro-fonctionnelle, elles soulignent que lorsque les approches linguistiques traitent de transcodage de la langue naturelle ou de transposition psychologique des représentations mentales, les modèles qu’elles produisent sont d’un autre ordre de celui des neurosciences. Les neurosciences insistent sur la confusion à éviter entre la justification théorique d’un fait techniquement décrit et l’évaluation d’une action complexe. Sans doute par effet de mimétisme et de proximité, les approches de l’appropriation des langues naturelles sont souvent traduites sous forme de modélisations bien qu’elles n’en possèdent pas les caractéristiques techniques propres aux approches systémiques issues des sciences mathématiques, et physiques, ne se construisent pas en laboratoire.
D’autres faits rendent nécessaires la définition de l’enseignement, comme acte propre à l’appropriation d’une connaissance : des branches de la sociologie, de la psychologie, de l’ethnologie, de la démographie, des sciences médicales proposent des données quantifiées auxquelles les décideurs font référence. Les perversions de l’utilisation de ces résultats scientifiques pour l’enseignement sont dépendantes du fait que le plus souvent les acteurs confondent les modélisations techniques qui structurent une administration dans un système d’enseignement déterminé par des choix politiques, avec l’irréductibilité de la complexité de l’appropriation des connaissances.
Il s’agit donc de traiter le problème de ces perversions et contaminations sur l’enseignement et non de le rejeter?
En introduisant des machines dans l’enseignement, les décideurs omettent de prendre en compte les logiques concurrentes du contenu de l’enseignement, et ils considèrent que la modélisation des projets de conception de produits industriels est transposable dans la relation au savoir sans prendre en considération que la modélisation concerne les objets et que la relation au savoir parle des êtres humains.
Quand la confusion de ces deux domaines est l’œuvre d’une politique volontariste, elle renvoie à l’utopie d’une société composée d’êtres identiques conformes à un modèle préétabli : instruire à partir de modélisations productrices d’êtres qui seraient des objets identiques.
Quand la confusion de ces deux domaines est le résultat d’une stratégie inadéquate pour reconnaître la différence de chacun et l’hétérogénéité des populations, elle conduit au rejet implicite ou explicite de la politique qui impose ces modélisations : ceci explique les échecs de l’introduction des machines à enseigner et leur rejet.
En fait, il s’agit de distinguer d’une part l’acte, s’approprier une connaissance, d’autre part la fonction de l’outil comme élément de l’environnement représentant l’industrie et l’économie, deux mondes construits à partir de modélisations.
Deux situations illustrent cette distinction : la première est d’ordre sociologique, Le marketing des productions industrielles dites enseignantes amènent les familles les plus fragiles à investir dans un budget financier important pour l’achat de machines et de supports industriels afin donner toutes les chances de réussite scolaire à leurs enfants, elles ignorent tout des problèmes que pose la bureautique et de ses effets pervers et elles n’ont accès pas à la dichotomie entre acquisition d’un savoir et information sur ce savoir .
La seconde est d’ordre pédagogique et didactique, elle traite des didacticiels , logiciels conçus pour l’enseignement ; J. Basque et I. Mahy (1984) décomposent la création d’un didacticiel en quatre phases : Phase analyse de la faisabilité (brevets et droits, marché, contraintes la fabrication) ; Phase design de l’analyse de l’objectif général à la révision du programme ; Phase développement, de la rédaction du scénario à la rédaction de la fiche technique; Phase évaluation ,de la mise à l’essai à son implantation ; ce modèle est développé par J.Guidotti dans le cadre de D.R.T.F. (Direction des ressources technologiques de formation, Québec Canada).
Cette procédure correspond à la modélisation d’un projet de conception d’un produit industriel : elle traite d’un matériau, elle modélise un type d’usage en fonction d’un marché, elle propose un contenu correspondant à un programme déterminé par une instance distincte de l’usager, elle utilise les modélisations de la « théorie mathématique de la communication » et de la cybernétique pour transmettre le message. Il s’agit d’une production d’objets et non d’une activité d’appropriation d’une connaissance qui ferait de l’objet un bien (A. Jeannel, 1994). Lorsque la finalité de l’enseignement correspond à une finalité politique qui prend comme fondement l’acceptation de la différence de chacun et l’hétérogénéité des populations, la question posée est : Quelle fonction a un produit de série destiné à un usage dans l’enseignement ? L’introduction de nouveaux produits industriels dans l’enseignement nécessite des études sur leurs fonctions dans la panoplie déjà existante, le livre, les manuels, les fiches pédagogiques, le tableau noir, les cahiers, les plumes, les stylos…. La littérature, les études et les résultats de la recherche scientifique montrent que, si la finalité de l’enseignement est de permettre à chacun de grandir selon sa propre identité, l’appropriation de la connaissance est une activité d’un sujet qui n’est pas réductible à l’utilisation de produits industriels que les modélisations du projet de conception ordonnent, réifient, réduisent. La conception d’un enseignement qui a pour finalité de conformer l’homme à un modèle préétablie possède en cette production industrielle un moyen de faire aboutir son projet avec une procédure séquentielle, univoque et réductrice ; la conception d’un enseignement qui reconnait la différence de l’autre et l’hétérogénéité des populations propose un processus dialogique, récursif, hologrammatique, (Edg.Morin, 1990) qui situe le produit industriel comme un moyen de transférer une connaissance dans le temps et dans l’espace mais non comme un mode d’enseignement.
Les écarts entre les politiques publiques qui introduisent des produits industriels dans l’enseignement et les pratiques enseignantes expliquent en partie les crises que traverse le système de l’enseignement dans les Etats qui reconnaissent les Droits de l’Homme et du Citoyen quand les discours des décideurs expriment des postures divergentes (A. Jeannel, 1999) : il y a l’attente que l’appropriation d’une connaissance soit modélisable comme un produit industriel. L’analyse de la fonction du didacticiel permet de montrer les limites de cette attente.
Le didacticiel est de l’ordre de la production industriel ; son chef de projet a différentes professions sous sa responsabilité : des spécialistes du contenu, du programme d’enseignement et de la transmission du savoir, des ingénieurs informaticiens, des chargés de production, des designers, des commerciaux… Comme pour toutes les productions industrielles de série, la finalité de la conception du projet est une modélisation du produit, résultat des échanges des modélisations produites par chaque représentant professionnel : dans ce cas, le spécialiste de la discipline et du programme d’enseignement modélise le projet didactique, le spécialiste de l’acquisition du savoir modélise l’acquisition pour un public cible défini par des critères sociologiques et cognitifs. Ces modélisations mises en rapport avec les autres propositions techniques aboutissent à une production en série et commercialisable soit auprès des particuliers soit auprès des acteurs de l’action publique. Pour que ce produit devienne un bien pour l’apprenant c’est-à-dire qu’il s’approprie une nouvelle connaissance (A. Jeannel, 1994), il doit avoir acquis la compétence d’en utiliser le contenu, il doit donc au préalable s’être approprié cette connaissance (D.N. Perkins,1995) c’est à dire qu’elle ait du sens, confrontation entre sa propre appréhension du monde et la connaissance propre à un champ théorique donné. Une fois que l’appropriation de la connaissance est faite et que la technique de l’outil et l’ergonomie du travail posté sont acquises, le didacticiel par le fait même qu’il est le produit d’une modélisation possible de cette connaissance permet à l’apprenant d’exercer la compétence cognitive acquise au préalable par des artefacts propres au produit, entraînement ou simulation : il est dans une situation d’utilisateur d’un produit. La déception de décideurs dans leur volonté d’industrialiser l’enseignement vient du fait que le management du système organise l’appropriation de la connaissance suivant les modélisations qui structurent les supports techniques de l’administration.
Les deux exemples présentés, le design et l’industrialisation d’un système d’enseignement, définissent la modélisation comme une activité intellectuelle qui traite d’objets obtenus à partir de matériaux dans un corps théorique déterminé pour en donner une représentation technique dans le but de transmettre une information. Ils ont illustré la place de nouveaux professionnels, designers, didacticiens, pédagogues dans le projet de conception d’un produit. Les enjeux de la production imposent au design, à la pédagogie, à la didactique de nouer des relations symbiotiques avec l’ingénierie, la production industrielle, l’économie pour la création d’un objet qui correspond à l’activité d’une entreprise industrielle quelque soit sa taille. Si le monde industriel est partie intégrante de l’économie, il est tributaire aussi des politiques publiques. Nous concluons donc sur un exemple qui décrit la place de la modélisation dans une action de politique publique de santé dans le milieu du travail.

Conclusion : la modélisation dans l’action.

le volet addictions du Plan Régional de Santé au Travail (Martine Valadié-Jeannel, 2009) part d’un constat, résultat d’études croisant des modélisations de substances obtenues en laboratoire, d’études cliniques, d’études épidémiologiques construites à partir de modélisations mathématiques, d’études statistiques issues d’entreprise scientifique et de société d’assurance : Les consommations d’alcool, tabac, cannabis, les phénomènes de poly-consommations de substances psycho-actives occupent une place particulière dans la prévention des risques en milieu professionnel : risques potentiels pour la santé, la sécurité individuelle, risque de désinsertion professionnelle . Il définit des enjeux : gestion des risques, management des ressources humaines, santé au travail. Il s’appuie sur des décisions de politique publique : Les « Etats Généraux de l’Alcool » organisés en 2006 en Aquitaine ont répercuté les préoccupations des DRH face au risque alcool. Le décret tabac du 15/11/2006 fixe une obligation de résultat à l’employeur en mettant fin aux cohabitations fumeurs / non fumeurs. De jeunes consommateurs de cannabis ou poly-consommateurs de substances arrivent sur le marché du travail et présentent une persistance d’effets psycho-actifs. Le Plan Régional de Santé au Travail [PRST] en Aquitaine, est une démarche de concertation et de mobilisation de nombreux acteurs. Le volet addiction du PRST dans ses 5 axes, s’intéresse à l’ensemble des conduites addictives : alcool, tabac, substances psycho-actives y compris les médicaments : - Connaître les consommations et les risques associés en situation de travail. - Informer, sensibiliser les acteurs sociaux en milieu de travail ou en phase de formation. - Construire une politique de prévention concertée du « risque addiction » en milieu professionnel validée par les acteurs. - Développer le repérage précoce, l’évaluation des consommations, le maintien dans l'emploi.- Animer un suivi et un partenariat autour de la mise en œuvre du volet addictions.
La stratégie adoptée permet de gérer les nombreux partenariats concernés, Services de santé au travail, ANPAA, CEID, GRITTA, CRAES, Réseau AGIR 33, Département d’addictologie, Equipe de liaison et de soins en addictologie CHU/CHCP, ORST, ORSA, DRASS, DRTEFP, CDC, FNP, DDTEFP, ANPE, CRAM. Elle articule d'une part une procédure d’information dans un cahier charge qui est dans un document technique une modélisation des actions à mener et des travaux de groupe relationnel au cours desquels dans un premier temps chaque groupe partage ses connaissances techniques et dans un second temps s’approprie le cahier des charges pour que les discours sur l’objet technique aient du sens. Deux domaines s’articulent : l’un permet à chaque partenaire de s’approprier le sens des présentations techniques de chacun dans un processus dialogique et récursif et de s’approprier le sens des éléments du cahier des charges non comme une technique mais comme un partage de connaissances qui pallieront la forme normative du cahier des charges dans un processus hologrammatique : ce domaine est celui de la co-formation, il ne s’écrit pas, il ne se modélise pas mais il permet d’être autonome dans l’action . L’autre est celui de la modélisation du cahier des charges, production technique pour que la conception du projet ait une reconnaissance technique dans ce cas scientifique, juridique et hiérarchique, qu’il puisse être transmissible dans un réseau structuré de communication correspondant à la théorie mathématique de la communication et qu'il soit pour les différents acteurs un matériau dont ils se sont appropriés le projet en le construisant.
Cette action donne à la modélisation dans une production d’acteurs ses caractéristiques propres : une production technique, une ou des références scientifiques dans des champs qui construisent des modélisations et les utilisent pour dépasser une théorie qui porte sur les matériaux du champ, une finalité, être une information que les applications de « la théorie mathématique de l’information » et ses développements vont servir à diffuser. Moment informatif de l’action.

Pr Alain Jeannel,
Octobre 2009.

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Analyse plurielle et interdisciplinarité : une problématique du design

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