3 février 2008

Le pouvoir des images : Le cinéma entre Sciences de l’éducation et Science du politique.

- Une aventure au vingtième siècle -

1 Un acte militant et une censure.

Le vendredi 30 juin 2000, le Conseil d'Etat décide d'annuler le visa d'exploitation du film Baise-moi (V. Despentes et C. Trinh Thi, 2000) à la demande d'associations familiales « Promouvoir et Groupes de parents mineurs ». Il argumente sa décision en ces termes : « Baise-moi est composé pour l'essentiel de succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées sans que les autres séquences traduisent l'intention, affichée par les réalisatrices, de dénoncer la violence faite aux femmes par la société, qu'il constitue ainsi un message pornographique et d'incitation à la violence susceptible d'être vu et perçu par des mineurs et qui pourrait relever de l'article 227 24 du code pénal. »
Cette décision s’appuie sur trois motifs.
Le premier correspond aux émotions que provoquent les images du film sans qu'il y ait possibilité d'inclure le factuel dans la narrativité annoncée par les auteurs.
Le second distingue les effets émotifs des scènes de sexe non simulées de ceux des scènes simulées.
Le troisième résulte des deux précédents, l'émotion suscitée tant au niveau individuel que collectif provoque des modifications de comportement chez les spectateurs.
Pour Virginie Despentes, auteur du film, « Filmer des scènes de sexe en vrai , sans doublure, c'est important, car c'est la première fois qu'on verra des sexes de fille, des femmes qui se font prendre et qu'on ne va pas voir que ça . Pour en finir avec la fragmentation, ces scènes doivent être vraies pour faire partie du tout. Rendre leurs corps entiers aux femmes, qui en sont privées depuis toujours » (note d'intention, 10 10 2000).
Catherine Breillat, réalisatrice, prend l'initiative d'une pétition pour la levée immédiate de l'annulation du visa d'exploitation du film et complète le point de vue de l'auteur en ces termes : « la sexualité est la plus grande violence qui soit dans la société d'aujourd'hui. Le film contient des vérités essentielles sans doute à la mesure des souffrances des femmes. Les spectatrices de Baise-moi sont très touchées. Elles ont besoin de cette libération par la violence, par l'éclatement des grilles morales ». Baise-moi fait réagir selon Catherine Breillat, parce que l'acte de violence gratuite commis par une femme dérange profondément les valeurs judéo-chrétiennes : « La femme doit rester à sa place, lorsqu'elle commet un crime, elle est perçue comme doublement criminelle puisqu'elle sort du rôle que la société lui assigne »(A. Bussy, 2000). Chronic'art rend compte du comportement du public cannois pendant la projection : « Si (en fait) peu de festivaliers ont quitté les lieux, de nombreux soupirs gênés se sont fait entendre à l'issue de certaines séquences, dont le meurtre d'un «connard à capotes » à coup de talons aiguilles dans la gueule » (Y. Gonzales, 2000).
Le but avoué de ce film est éducatif, modifier le comportement du public féminin, en créant dans la salle de spectacle une émotion individuelle et collective pour «rendre son corps » à la femme, pour répondre à «un besoin de libération par la violence et par l'éclatement des grilles morales », pour rompre avec «le rôle que la société lui assigne ».
Pour le Conseil d'Etat et l’association « Promouvoir et groupes de parents mineurs » le public visé est «les mineurs ». Pour la réalisatrice de «baise-moi » et son groupe de soutien, c’est «les femmes ». Les premiers demandent le classement sous la rubrique pornographique avec le motif, conservation des normes de la vie privée et publique, les seconds luttent pour éviter ce classement avec le motif, besoin de libération des femmes et éclatement des grilles morales.
Les deux parties s’accordent sur le fait que les images d'acte non simulé et le factuel dépouillé de narrativité provoquent des comportements émotifs chez les spectateurs et ont une valeur éducative pour les uns éducation à la transgression des mœurs instituées, pour les autres une formation à la prise de conscience de la place de la femme dans la société. Les deux parties s’opposent non sur le film lui-même mais sur son exploitation. Deux aspects sont retenus : l’un concerne l’émotion que provoquent les images dont l’effet éducatif est retenu, l’autre est un débat sur le public qui aura l’autorisation ou non d’entrer dans la salle de cinéma où le film est projeté.
Dans cette affaire, le politique intervient à deux niveaux : une expertise du film basée sur les effets des émotions vécues par le spectateur et une décision sur le type du visa d’exploitation pour un public déterminé.

2 Cinéma : Emotion individuelle et collective.

Ces émotions, nos voisins les expriment dans la salle de cinéma ou devant le téléviseur par leur visage et par leurs gestes. Les mêmes constations peuvent être faites pendant les minutes qui suivent l’inscription du mot fin.
Quand ils quittent la salle, le comportement des spectateurs se manifeste par le silence, par l’échange interpersonnel, par un bavardage hypomaniaque que connaissent tous ceux qui ont animé un ciné club, par des mouvements de foule que craignent les politiques.
Ces manifestations sont l'expression «d’un répertoire inné de signes par lesquels s'établit la communication entre les individus » et « d’une correspondance étroite entre les différents visages des émotions et les signes biologiques de ces dernières. »(Jean Didier Vincent, 1986).
Pour d’autres réalisateurs du 20 ème siècle, le cinéma est avant tout émotion. Roberto Enrico confiait lors d'entretiens radiophoniques : « Pour moi, le cinéma, c'est l'émotion, quand il n'y a pas d'émotion, je m'ennuie ». Alfred Hitchcock définit le but de son activité de réalisateur de films en ces termes : « Créer une émotion collective pour diriger le spectateur.»
Les associations se préoccupant d’éducation prennent en compte cet aspect. A titre d’exemple, la Ligue de l'enseignement propose une réflexion sur le cinéma en montrant « qu'au-delà de sa description brutale, l'image peut transporter des émotions, des concepts, qu'elle achemine à notre insu. » (Guy Gautier, 1966).
Dans la diégèse même des films, le spectateur assiste souvent à des scènes qui donnent à voir toutes les expressions d’un personnage qui assiste à la projection d'un film. Ses émotions introduisent souvent une action ou en ponctuent la fin ; le film « La rose pourpre du Caire (W. Allen, 1985) » est entièrement consacré à décliner cet effet du cinéma sur une spectatrice. Ce trait fait partie du jeu de l'acteur, à qui il est demandé d'exprimer son émotion par ses attitudes, son contrôle de sa musculature faciale mais aussi de l'ensemble de son corps. Elle permet au récit de s'organiser en utilisant le champ des savoirs et savoir-faire relatifs aux personnes, aux relations interpersonnelles. Elle est une représentation de la cognition sociale qui fait partie des options narratives choisies par les auteurs du film.
Historiquement pendant le 20 ème siècle, cette spécificité en fait un enjeu pour les acteurs politiques tant par la fonction psychosomatique qu'il remplit, que par l'abord social qui concerne « le système central des valeurs ». Le cinéma sera soit outil de propagande soit objet de censure. Ces faits mettent en évidence la place qu'occupe « un média chaud » par les émotions qu'il suscite quand « l'intensité ou la haute définition est génératrice de spécialisation et de fragmentation dans la vie comme dans le divertissement, dans des expériences intenses » (M.Mac Luhan, 1964 ).
Etablir un lien entre le cinéma et les émotions est à la fois de l'ordre de la biographie personnelle par les manifestations physiologiques qu'il provoque chez chacun d'entre nous, de celui la relation interindividuelle par la manifestation des émotions qui nous servent à communiquer avec l'autre et de celui de l'ordre social par des expériences collectives en réunissant un public.
Si l'approche en neurobiologie met en évidence la manifestation d'émotions chez le spectateur, les rapports entre cinéma et émotions nécessitent une clarification sur la notion d'émotion. Les analyses des émotions qui sont liées à la réception d’un film peuvent avoir plusieurs orientations. Les réactions à la projection d'un film sur un sujet donnent lieu à des études tant au niveau de l'expression faciale qu'au niveau de la physiologie de l'émotion ; elles trouveront dans les travaux des neurosciences de nouveau développement en prenant en compte le fait que l'émotion puisse être étudiée en termes de systèmes cognitifs. Ces prémisses fondent une première catégorie des émotions: elles portent sur la défense de l'individu contre les dangers qui le menacent( Le film d’A.Resnais « Mon oncle d’Amérique », 1980). Mais, ces études ne sauraient prendre en compte l'ensemble des réponses à la question : en effet, si l'émotion est un phénomène biologique, elle est aussi liée à nos choix et à notre environnement. Une seconde catégorie se rapporte aux liaisons entre une histoire et des projets personnels : elle se réfère à une conception qui considère l'individu ayant ses propres projets et envisageant de les réaliser ; le film propose aux spectateurs des solutions. Une troisième catégorie concerne la gamme des émotions qui lient les rapports entre les individus dans un contexte social : la salle de cinéma réunit ensemble dans des conditions particulières un ensemble d’hommes et de femmes.
Dans ces trois cas, l'émotion est un mode de connaissance dans le champ du cognitivisme axiologique. Elle est un enjeu de l’éducation quand on prend en compte ces générations qui ont grandi avec l’image sous toutes ses formes et supports et qui absorbant le sensible, y puisent les idées qui construisent leur mode de pensée(Béatrice Hébuterne-Poinsac, 2000).
Il s’agit d’abord de reconnaître la fonction émotive que les composantes de la société donnent au cinéma ensuite de définir les propriétés du cinéma qui génèrent des émotions propres à la spécificité du lieu où est reçu le spectacle et à celle du contenu du film.
Lorsque le cinéma apparaît dans les lieux publics en tant que spectacle de curiosités, aux environs de 1896, il propose les différents types d'exécution joués par des acteurs, entre autres spectacles : Ces scènes ne provoquent pas de réaction des acteurs politiques et sociaux de l'époque.
En 1909, un opérateur d'actualités parvient à filmer quatre exécutions capitales. La réalité de la guillotine est enregistrée sur pellicule et donne lieu à des projections par les entrepreneurs de spectacle cinématographique. Cet événement, pris le nom de la ville où les exécutions avaient eu lieu « L'affaire de Béthune », il provoque une réaction du Ministère de l'Intérieur sous la forme d'une circulaire aux préfets qui précise : « il est indispensable d'interdire radicalement tous spectacles cinématographiques de ce genre, susceptibles de provoquer des manifestations troublant l'ordre public et la tranquillité publique »(circulaire du Ministère de l’intérieur, 11 janvier 1909).
Cette réaction de l'Etat montre qu'il distingue deux types d'émotion chez le public. La première est une œuvre de fiction dans laquelle les situations, les décors, les personnages sont des créations artificielles. La seconde est liée à des images de vrais suppliciés, elle apporte une information qui ravive les sentiments de défense de l'individu contre les dangers qui le menacent ; elle n'aurait pas les mêmes effets sur le comportement du public que la première comme le reprend l’argumentaire en 2000 à propos du film «Baise-moi ».
Cette distinction explique que le régime de la censure sera appliqué avec une réglementation différente suivant qu'il s'agira de la presse filmée ou du cinéma de création, documentaire ou fiction.
Le 3 septembre 1989, L'historien Marc Ferro va scénariser la place de cette presse filmée dans «Histoire parallèle ». En partant d'actualités, il montre comment une même guerre est traitée suivant les intérêts propres des différents protagonistes : « Car s'il est exact que les images mentent abondamment, elles ne le font que dans la mesure où elles sont truquées, tronquées par toute sorte de gens » (F. Garçon, 1992). Le scénario de la série qui eut un vrai succès à l’audimat((F. Garçon, 1992) joue sur trois types d'émotions : Donner à voir les émotions que les promoteurs des actualités souhaitent provoquer chez le public en vue de son adhésion à un choix politique ; Faire participer le spectateur aux émotions ressenties par les invités, qui ont pour la plupart vécu l'époque dont il est question ; Provoquer l'émotion chez le spectateur par la confrontation de deux points de vue tranchés et divergents sur un même événement à partir d'images et de sons auxquels sont attribuées les qualités de vérité de la presse filmée. En jouant sur l’émotion qui confronte notre crédulité à la manipulation de l’information, Jean Pierre Bertin Maghit montre dans « Les documenteurs des années noires»(J. P. Bertin Maghit, G. Guidez, FR3, 1999) comment ce qui est présenté comme " un document exclusif filmé par les opérateurs du service cinématographique de la Marine française « est adapté par décision gouvernementale en 1940, suivant qu'il est destiné à un public de la zone nord ou de la zone sud du territoire français ; après 1946, les actualités cinématographiques qui sortent le mercredi sont visionnées le lundi soir par les représentants de l'intérieur, des Armées, des colonies et de l'information ».
Les motifs qui font intervenir le pouvoir politique dans la diffusion du Cinéma de création reprennent en partie ce qui détermine la censure de la presse filmée, et ajoutent une référence au maintien de l'ordre public.
Ils concernent des valeurs morales appartenant à des institutions telles que l'armée, la police, la magistrature ; citons, à titre d’exemple, l'interdiction de «la religieuse de Denis Diderot (J. Rivette, 1966) » : « le gouvernement a le devoir de protéger les groupes sociaux de la Nation contre la diffamation, et l'atteinte à leur idéal ou à leur honneur(Yvon Bourges cité par J. Pivasset, 1971) ». Ils visent des sujets qui s’opposent aux décisions du gouvernement : « Rendez-vous des quais (P. Carpita, 1952) » n'obtient pas de visa commercial à sa sortie car il fait état de la résistance violente à la guerre en Indochine que le gouvernement conduit ; ils permettent un tri parmi les films importés : pendant la période de la guerre froide entre 1947 1949, le spectateur français a une programmation de 13 films italiens, 14 films anglais, 150 films américains, 150 films français et un film soviétique.
Comme réponse à ces décisions, des groupes de militants s'organisent pour que l'exploitation clandestine ait lieu : le film «histoire d'Adèle A. » (Ch. Belmont et M. Issartel, 1974)interdit car prenant position en faveur de la légalisation de l'avortement donna lieu à des projections clandestines qui touchèrent plus de 200.000 spectateurs.
Ces événements militants provoquent des émotions collectives qui viennent renforcer l'effet émotif de la réception du film.
Les groupes de pression agissent aussi au niveau local pour faire interdire la projection de film comme incitation à la transgression de valeurs morales qu'ils défendent. Ils interviennent auprès de l'autorité municipale. S'ils n'obtiennent pas satisfaction, ils passent souvent à l'acte en troublant l'ordre public : le groupe de pression provoque une émotion collective qui agit sur la régulation politique locale (exemples : « Le rosier de madame Hudson », 1932 ; « Les liaisons dangereuses », 1959).

3 - Cinéma : de l'espace institutionnel à la prise de parole.

Deux aspects du cinéma sont particulièrement retenus par le pouvoir politique.
Le premier concerne le maintien de l'ordre dans les endroits où se font de grands rassemblements d'hommes et de femmes, soit ici la salle de spectacle qui correspond à l'expression « aller au cinéma ».
Le second traite du contenu du film en tant que propositions qui peuvent atteindre les décisions et les valeurs formant le socle d’une politique gouvernementale et de groupes de pression influents.
En quoi, la salle de cinéma est-elle un lieu qui réclame tant d’attention de la part du politique ?
En 1958, Ado Kyrou, cinéaste, co fondateur et rédacteur de la revue Positif, termine «le Manuel du parfait petit spectateur » par ce conseil : « Ne voyez pas le film, Vivez-le. »
Roland Barthes(1975) réfléchit sur ce « cube obscur, anonyme, où doit se produire ce festival d'affects qu'on appelle film » : « Que veut dire le noir du cinéma … ? Le noir n'est pas seulement la substance même de la rêverie...; il est aussi la couleur d'un érotisme diffus ; par sa condensation humaine, par son absence de mondanité..., par l'affaissement des postures, la salle de cinéma est un lieu de disponibilité, d'oisiveté du corps qui définit le mieux l'érotisme moderne... Dans ce noir du cinéma , gît la fascination même du film. C'est dans ce noir urbain que se travaille la liberté du corps ; ce travail invisible des affects possibles procède de ce qui est un véritable cocon cinématographique ».
L'institution cinématographique, « industrie et machinerie mentale » intériorisée par les spectateurs, prévoit ou autorise les comportements que provoquent ces affects : il s'agit ici de l'institution cinématographique la plus commune en France métropolitaine où le public s'autorise le rire quand le rire est collectif, les pleurs quand ils ne gênent pas le voisin ou le public. Dans cette institution, les spectateurs, et plus précisément le spectateur isolé, n'ont pas la possibilité d'exprimer leurs émotions et plus particulièrement celles qui expriment la révolte, exception faite du cas où ils agissent en groupe de pression organisé : ces manifestations sont sanctionnées par la salle et par le gérant de l'établissement soutenu par le pouvoir judiciaire. L'institution installe le spectateur dans « le cube noir » où « une longue tige de lumière » crée « la plage étroite où se joue la sidération filmique »(r. Barthes, 1975).
Dans la continuité de Roland Barthes, l'approche du rapport entre le spectateur et le film reste liée aux propositions de Christian Metz. A côté des analyses du film (J. Aumont et M. Marie 1988), il y a une interrogation sur la construction singulière du sens par un spectateur : « Le spectateur immobile et muet, tel que le prescrit notre culture, n'a pas l'occasion de " secouer " son rêve naissant, comme on enlève une poussière d'un vêtement, à la faveur d'une décharge motrice »(Christian Metz, 1975). Ch Metz montre que le discours sur le cinéma fait partie de l'institution : « il en est la troisième machine : après celle qui fabrique, après celle qui consomme, celle qui met en valeur le produit » et qu'ainsi le cinéma « devient un rêve, un rêve non interprété ». En analysant cette situation, non plus simplement à partir des écrits sur le cinéma mais aussi du discours du spectateur, Christian Metz constate une tendance à percevoir comme réel le représenté, et non le représentant et il pose la question : « Comment le spectateur opère-t-il le saut mental qui seul peut le mener de la donnée perceptive, formée par des impressions mouvantes visuelles et sonores, à la constitution d'un univers fictionnel, d'un signifiant objectivant réel ». Il conclut que « l'ensemble des différences entre le film de fiction et le rêve, et donc aussi l'ensemble de leurs ressemblances partielles, se laisse ordonner autour de trois grands faits qui découlent eux-mêmes, chacun à sa façon, de l'écart entre la veille et le sommeil » : le premier est le savoir inégal du sujet quant à ce qu'il est entrain de faire, le second la présence ou l'absence d'un matériau perceptif réel, et le troisième le caractère important du contenu textuel lui-même. Ce troisième lieu amène Ch. Metz, à considérer que « le processus secondaire vient recouvrir toutes les démarches psychiques, pensées, sentiments, et actes, de sorte que le processus primaire qui en demeure le soubassement permanent cesse d'aboutir à des résultats directement observables... »
Il existe un lien entre le lieu de sa réception et le contenu du film. Ce lien renforce les capacités émotives vécues par le spectateur. Il explique l’attention que porte le politique à cette situation particulière où d’une part les effets cognitifs des émotions éduquent le spectateur et où d’autre part les démarches psychiques des effets somatiques restent inexprimées.
Dans « De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement » (1967), Georges Devereux décrit les réactions d'angoisse au cours de la projection d’un film. Une des observations consiste « en la description et l'analyse des réactions de groupe, tant d'ethnologues que de psychanalystes, et des réactions individuelles de psychanalystes et de psychiatres aux rites de circoncision et subincision des australiens, filmés par M. Norman Tindsale il y a à peu près quarante cinq ans ».
Ses observations personnelles sont relatées à propos de deux occasions distinctes :
« 1. Dans les années trente, quand on montra le film à de jeunes ethnologues ;
2. pendant la guerre de Corée, quand on le montra au personnel médical et paramédical d'un grand établissement psychiatrique (1950 1953). »
G. Devereux met en évidence quatre points qui correspondent aux rapports entre émotions et cinéma.
Le premier est un relevé du comportement des membres des deux groupes qui manifestent les angoisses qu'ils ont au cours d'une projection qui concerne le sexe : le groupe a un rôle sur les comportements pendant la projection et après la projection, et suivant sa taille(douze à cent cinquante personnes). Les réactions des individus sont différentes suivant leur sexe, leur statut mais elles n'ont pas de lien avec leur qualification diplômante et leurs connaissances académiques pendant la projection et à sa suite. La vision du film provoque des rêves et des réactions symptomatiques dans les nuits qui suivent. Le leader qui entraîne le groupe ou décide d'amener le groupe à aller voir un film au cinéma est dans la recherche d'un arrangement pour maîtriser un traumatisme antérieur.
En terme ethnographique et en terme psychanalytique, l'approche de G. Devereux met en évidence que, ayant trait à un thème qui fait partie des valeurs des groupes sociaux, le cinéma est lieu d'expression d'émotions de la part du public. Elle souligne aussi que l'individu ou le groupe qui décide de programmer un film pour un public poursuit deux buts : l'un concerne l'action qu'il prévoit de ce film sur le public, l'autre est de résoudre une question qui lui est personnelle par exemple la recherche d'abréagir ses propres tensions.
Cette proposition traite de celui ou de ceux qui programment le film, elle est complète quand elle donne à réfléchir sur l'acte des cinéastes qui décident de fabriquer le film : cela conduit à se poser la question suivante à propos des cinéastes dont le but est de « créer une émotion pour diriger le spectateur » : Quelle émotion ont – t - ils vécue ? Le film est-il un moyen pour avoir un retour sur leur propre émotion ?
« Réaliser et produire un film », «visionner un film », « Amener au cinéma », « Aller et Sortir du cinéma » ne sont pas des actes anodins car ils expriment des émotions vécues et leurs prolongements. C’est en ce sens qu’au-delà des apports cognitifs et des intérêts politiques qu’il suscite, l’enjeu éducatif et politique du couple cinéma-film a donné lieu à deux orientations : l’une est celle de son contrôle par les gouvernements et les groupes de pression, elle nous a permis de montrer l’importance des émotions qu’il suscite ; l’autre est la définition d’une politique d’éducation qui prenne en compte les émotions vécues et en permettent l'explicitation comme Georges Devereux en montre la voie dans une approche anthropologique des sciences du comportement (A.Jeannel 1999).

4 De la méfiance des politiques à la confiance d’une politique d’éducation.

Pour E Morin (1954, 1984), l'anthropologie-sociologie du cinéma possède trois grands cadres de références.
En premier, la présence et l'incidence sur « notre vie quotidienne, soit le domaine de notre propre primitivité, de notre archaïsme vécu » : il est donc objet de la sociologie contemporaine.
En second, faisant partie de la civilisation industrielle, le cinéma participe à la standardisation des rêves (g. Friedmann) , « Usine de rêve », " usine d'images » , « rêves que l'on peut acheter ».
En troisième, « le propre du cinéma est de présenter une subjectivité (des rêves, des mythes) objectivée, une objectivité (les décors, la nature, les êtres) subjectivée ». De ce point de vue la prise de parole du spectateur est une prise de parole sur sa vie quotidienne, sur son temps et sur sa conscience.
L’action éducative est ce retour sur le vécu du temps de la projection du film : « Il est souhaitable de régresser, c'est à dire en l'espèce de progresser aussi profondément que possible en direction des mécanismes perceptifs trop vite considérés comme allant de soi »(Ch. Metz, 1970).
La première expression verbale des émotions est une reconstruction logique a posteriori conforme à une norme sociale (A. Jeannel, 1977 a). Il s’agit de ne pas en rester au stade de l’analyse filmique définie par Christian Metz en 1975 : « Le film, production d'un homme éveillé présenté à un homme éveillé, ne peut être que construit, que logique, et que ressenti comme tel ».
Les émotions individuelles et biographiques demeurent non dites ou se présentent dans une forme linguistique qui les masquent : elles font partie des processus primaires dont les opérations caractéristiques sont soustraites à toute observation directe et dont on ne peut se faire une idée que grâce à des cas privilégiés (A. Jeannel, 1977 b)). Le travail de l’éducateur se situe dans les processus à mettre en œuvre pour qu’il y ait une énonciation de ce non-dit sans que cet acte ne déstabilise l’énonciateur.
L'analyse des pratiques prouve l'importance de «parler après le film » pour énoncer les objets du film qui ont déclenché des émotions rarement nommées, quand la situation le permet (M. Joly, 1982 ; 1983): « tel enfant parlant des faits de la résistance de son grand-père à propos d'images de cimetière de pneus et du mur des lamentations dans « Description d'un combat(film de Chris Marker ,1960).» (A. Jeannel, et J. Rongiéras, 1983).
En 2000, Serge Tisseron confirme ce que les analyses de Ch. Metz et de l'équipe de jeunes chercheurs constataient trente ans plus tôt quand il déclare à propos du rapport que le Ministère de la Culture et la Direction de l'Action Sociale lui ont commandé : " Il faudrait élargir le champ de l'actuelle éducation à l'image : que les enfants soient invités à parler de leurs propres émotions. Autrement dit, qu'à cette occasion les gamins s'interrogent sur l'impact des images sur eux-mêmes et pas seulement sur le sens des images en soi, comme c'est pratiqué aujourd'hui "
A côté d'une politique de censure que décrit la science politique, il y a une politique éducative propre aux sciences de l’Homme. Dans ce second choix, Il ne s’agit pas d’interdire l’accès au film et au cinéma, il s’agit de donner la parole au spectateur pour qu’il puisse faire un retour sur ses émotions vécues. Trois exemples illustrent le spectre des émotions que le spectacle cinématographique offre.
Dans L’âge d'or (L. Bunuel, 1930), le spectateur est soumis à une perte de ses repères perceptifs, spatiaux et temporels, la narration est perpétuellement aléatoire par rapport au récit. Le choix chez le spectateur entre plusieurs narrations qui coexistent dans le film se fait en fonction d’une attente émotive qui porte sur les dangers qui menacent, les aspects moraux des conflits et des coopérations au détriment de toute autre narration .
Dans «l’école buissonnière » (J. P. Le Chanois, 1948), les échos émotifs sur le spectateur du succès au certificat d'études associé à l'aventure sentimentale de l'instituteur et de l'institutrice privilégient cette narration au détriment de la réflexion sur les techniques pédagogiques (C. Freinet, 1949) et sur la place des acteurs de l'école sur la scène politique locale (A. Jeannel, 1994). Dans un cours d’anatomie illustré par une projection cinématographique, R.D. Laing raconte : " Hamilton nous avait montré des films sur l'exposition prolongée du corps aux rayons X : les mouvements des articulations…Ces films avaient été tournés par les nazis au cours d'expériences pratiquées sur des juifs, et volés par les britanniques à la fin de la seconde guerre mondiale, pour servir de matériel pédagogique...Je quittai la salle malade... choqué ... Les quelques deux cents étudiants qui restèrent regardaient le film avec un intérêt manifeste." : Cette situation extrême du cinéma, dont la parole ne peut être absente tant la charge émotive des images pèse sur le sens de l’humanité, montre que toute pratique d’analyse du couple cinéma-film doit comprendre l’énoncé des émotions vécues et renvoie à une réflexion éthique ( A.Jeannel, 2006).



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Formation des cadres : entre hétéronomie et autonomie.

Introduction

Une question présente dans notre société : la formation des cadres
L’appel à communication de « Art de la guerre et interprétation de la vie civile » souligne le point suivant :
« Longtemps, les dirigeants et l’encadrement des entreprises se sont inspirés des méthodes et techniques de commandement de l’armée pour la direction et l’encadrement de leur personnel. Plus récemment, des ouvrages de stratégie d’entreprise transposent certains des principes de l’art de la guerre empruntés aux classiques, dans le domaine des « affaires ». Mais inversement, la professionnalisation de l’armée française amène son commandement à se tourner vers l’entreprise pour y chercher de nouvelles méthodes d’encadrement des engagés, inspirées du « management ».
Dans cette communication, nous considérons que cette proposition est un objet de réflexion pour l’étude de la formation de ceux qui sont destinés à être des intermédiaires entre des groupes de taille moyenne de 5 à 30 personnes et des représentants des acteurs de la décision, soit des cadres.
« Il y a encadrement qu’intermédiaire car il se débrouille toujours avec et entre deux sources de pression, celle d’en haut et celle d’en bas » (F. Mispelbom Beyer, 2006, p.25). Parmi ces intermédiaires, nous traitons des cadres qui ne sont pas des encadrants de niveau hiérarchique élevé (F. Mispelbom Beyer, 2006, p.80). La production cinématographique et télévisuelle propose des représentations sociales de cette catégorie à travers des œuvres sur le rôle de l’officier dans les conflits et celui du cadre dans l’entreprise.
A titre d’exemples, je citerai le film de Cédric Klapish « Des riens du tout » (1992) et le télé film sur « Verdun » (2006).
Dans le premier, nous assistons à la prise de conscience brutale de la naïveté d’un directeur de grand magasin et dans le second à la confrontation des officiers avec une guerre à laquelle rien ne les avait préparés. Le cinéma américain en particulier depuis la guerre du Pacifique a donné au public de nombreuses présentations de l’officier subalterne confronté à une réalité qui n’était point prévue par les officiers supérieurs ; le cinéma français de ces vingt dernières années met en scène des cadres qui, dans l’entreprise, sont confrontés à des situations que leur formation n’a en rien préparé à assumer telle que la mise en place de plans sociaux.
Le succès de ces œuvres auprès du public montre qu’elles traitent de thèmes qui font partie des préoccupations de notre société.
Qu’elle soit d’ordre politique ou de l’ordre de l’histoire de vie, l’interrogation sur la formation des cadres traverse la seconde moitié du 20ème siècle et le début du troisième millénaire. Elle est présente dans la remise en cause permanente de leur formation qualifiante universitaire par les chefs d’entreprise, elle est exprimée dans les récits des officiers subalternes lors de leur premier contact avec le combat, elle nourrit les entretiens des cadres qui, dans l’entreprise, vivent des situations de double lien entre la liberté de gérer leur temps et leur dépendance dès qu’il s’agit, d’objectifs et de moyens (F. Mispelbom Beyer, 2006, p. 72-80).
Les transformations sociétales, sous ses multiples aspects sociaux, économiques, technologiques, juridiques…, font qu’au niveau manifeste les situations semblent ne pas se reproduire. De ce fait, deux questions se posent aux responsables de formation :
Peuvent-ils enseigner ce dont ils n’ont point l’expérience quand il s’agit de situations inattendues ?
Existe-t-il une transmission de connaissances récurrentes qui permettraient à celui à qui échoit la responsabilité d’un groupe d’avoir le comportement attendu en fonction d’un but ?
Les réponses les plus courantes sont :
Il faut une formation à l’autonomie et une formation à la motivation des groupes, soit au management pour prendre l’expression la plus répandue.
L’ interrogation porte sur cette course qui semble inévitable entre d’une part les contenus de la formation, et d’autre part l’évolution du milieu où elle doit montrer son efficience.
Puisque l’entreprise s’inspira de l’armée, en encadrant son personnel avec des officiers qui quittaient l’armée avant d’en faire des directeurs de ressources humaines, l’étude de la formation prenant en compte l’animation d’un groupe dans un but défini et l’autonomie du responsable de ce groupe doit commencer par analyser quelques traits de la formation de l’officier.

1 Une approche de la formation des officiers
L’application d’un modèle d’analyse

Je reprendrai ici l’analyse d’une note de recherche sur « la formation des officiers de l’armée de terre de 1802 à nos jours » par le Capitaine Jean-François Delbos que je dirigeais en 2000, direction à laquelle s’associa l’historien, le Professeur Raoul Girardet.
En résumant ces travaux sur la formation des officiers pendant la seconde moitié du 20ème siècle, nous pouvons dire que le système met en tension deux pôles . D’une part, une formation est vouée à une mission spécifique et à l’inculcation des valeurs qui en découlent.
D’autre part, une formation est liée aux évolutions des technologies mais aussi de l’environnement comme le développement du droit international et des phénomènes de supranationalité.
Cette évolution explique qu’en 1995, « la scolarité s’articule en une formation militaire et une formation académique, celle-ci comprenant les filières suivantes : filière sciences de l’ingénieur ; filière gestion des ressources de la défense ; filière des relation internationales ».
En premier, les contenus de la formation initiale des officiers se composent de connaissances liées au métier comme l’orientent le conseil de perfectionnement et les différents organismes de tutelle.
En second, plus particulièrement avec l’entrée de l’enseignement des sciences humaines, ils prennent en compte l’apport de connaissances théoriques qui développent l’aptitude intellectuelle des individus.
Pour présenter d’une façon synthétique la question qui nous intéresse et pour prendre en compte cette tension entre d’une part une formation liée à un métier et d’autre part un enseignement des sciences de l’ingénieur, des sciences juridiques et des sciences de l’homme, une interprétation du modèle de la dynamique pédagogique de Michel Fabre (1994) paraît opératoire.


Il s’agit de décomposer cette tension entre trois logiques : la logique didactique, la logique sociale, la logique psychologique.
La logique didactique et la logique sociale permettent des situations d’apprentissage de la vie professionnelle et sociale.
La logique sociale et la logique psychologique mettent en place l’adhésion psychologique à la logique sociale ; enfin la logique psychologique et la logique didactique concourent à la formation intellectuelle.
Dans sa note de recherche, J.-F. Delbos montre qu’au cours de l’histoire de la formation des officiers, la régulation des tensions existantes entre apprentissage professionnel et adhésion à un modèle et formation intellectuelle s’est faite au profit d’une seule logique.
Il souligne que le processus mis en œuvre par le décret de 1963 et la réforme de 1980 modifient la formation du commandement : « Autrefois le commandement ne s’apprenait qu’en l’exécutant, les écoles d’officiers dispensent aujourd’hui un enseignement dit de ‘formation à l’exercice de l’autorité’ ».
Ainsi, pour préparer l’officier à la conduite d’un groupe restreint d’hommes, il s’opérerait un déplacement de l’axe entre la logique didactique et la logique sociale orientée vers une profession : cet axe basé sur des expériences vécues de commandement avant 1963 était orientée par la suite vers la connaissance de données scientifiques dont étaient déduites des modèles d’acte de commandement. Dans la formation de l’officier, cette évolution inverse le processus de formation.
Dans le premier processus, l’apprentissage du commandement se fait à partir de récits d’expériences vécues ce qui explique la difficulté de leur application dans de nouvelles situations ; la norme est extérieure à la personnalité de l’officier.
Dans le deuxième processus, l’enseignement des théories qui traitent de la conduite d’un groupe restreint d’hommes précède la confrontation à la pratique ; mis en présence d’une situation, l’officier aura les connaissances nécessaires pour choisir la meilleure solution pour mettre en œuvre la décision qui lui aura été transmise ; il existe une responsabilité dans le choix mais la norme demeure extérieure au groupe.
la question ainsi posée conduit à s’interroger sur la place de la hiérarchie et de l’autonomie de l’officier dans sa responsabilité de mobiliser un groupe pour un but déterminé par la tutelle, l’Etat.

1-1 Regard sur un enseignement
Evolution des tensions entre didactique, profession, psychisme

Les objectifs de la formation doivent traiter des savoirs à transmettre en prenant en compte la pyramide hiérarchique où se situe l’officier : cadres militaires et par là-même cadres de l’Etat, les officiers doivent être en situation de s’approprier une culture qui est celle des corps de l’Etat.
Quand l’introduction de nouvelles disciplines académiques donnent à l’individu une formation intellectuelle qui introduit les débats épistémologiques, le pouvoir de tutelle doit trouver un niveau d’équilibre s’il souhaite maintenir la discipline professionnelle qu’il attend.
L’introduction d’une formation intellectuelle aux sciences rend dynamique le modèle d’analyse de la formation. La logique didactique de l’enseignement des différentes disciplines scientifiques agit sur la logique sociale en définissant des types de vie sociale et professionnelle. La logique sociale de la place de l’officier dans la société se trouve en tension avec la logique psychologique de la personne, en posant la question de l’adhésion à la logique de la tutelle présente dans la définition de la vie professionnelle. La logique psychologique issue des interactions précédentes questionne les didactiques des sciences et les types de vie professionnelle.
Les trois logiques interagissent les unes sur les autres et, si au cours de l’histoire de la formation des officiers, le choix d’une logique univoque permet de rationaliser de façon efficace cette formation et de figer le modèle, l’introduction de logiques qui multiplient les points de vue demandent une réponse de la part de la tutelle.
Dans l’histoire de la formation des officiers, J.-F. Delbos montre que, pendant des périodes historiques, une seule logique recouvrant les champs de la didactique, de la profession et de la personne en les unissant à un seul objectif a existé : l’objectif consiste à imiter le comportement de son prédécesseur soit par filiation soit par formation.
Mais aujourd’hui, l’évolution des champs académiques et des organisations politiques mettent en tension ces trois logiques et agissent sur les champs de la formation intellectuelle, de l’apprentissage des actes de combat et de commandement, et sur l’éducation morale, éthique et déontologique de l’officier.
Par un principe propre au système français, la formation intellectuelle des futurs officiers relève de la formation initiale : les différents types d’enseignements qui correspondent aux trois logiques se font dans un processus de formation qui possède une unité de lieu et de temps ainsi qu’une finalité unique de compétence que renforce l’isolement géographique de la nouvelle implantation à Coëtquidan, (M. Albord, 1949).

1-2 De la notion d’autonomie à celle d’hétéronomie
Socialisation communautaire, rapport à la norme, apport de la formation scientifique

La pertinence qualitative et quantitative attendue par la tutelle apparaît à la fois comme une garantie du principe d’égalité en considérant que les connaissances acquises d’une façon personnelle et en dehors de l’institution ne peuvent qu’accessoirement faire la différence dans la pratique professionnelle.
En référence aux travaux de P. Berger / T. Luckman (1986) et à C. Dubar (1995), cette formation est une socialisation secondaire communautaire.
Les textes du statut général des militaires du 13 07 1972 (article 15) mettent en scène le but de cette socialisation : « Les militaires doivent obéissance aux ordres de leurs supérieurs et sont responsables de l’exécution des missions qui leur sont confiées ».
La norme est extérieure au cadre : il apparaît qu’il n’est pas question de former à l’autonomie mais à l’hétéronomie. Responsable de l’application de cette norme, il doit faire appliquer au groupe dont il a la responsabilité une norme qui ne lui appartient pas, il n’a pas délégation de décision, il a la responsabilité de l’exécution. Si la suite de cet article 15 est introduite par l’adverbe « toutefois », censé tempérer le caractère hétéronome et laisser une marge d’appréciation dans la décision, elle ne fait que situer la situation décrite dans l’ordre d’une référence extérieure : « Toutefois, il ne peut être ordonné et ils ne peuvent accomplir des actes qui sont contraires aux lois et aux coutumes de la guerre et aux conventions internationales ou qui constituent des crimes ou des délits notamment contre la sûreté de l’Etat. » (Article 10).
La question posée est de comprendre l’évolution de l’orientation du comportement attendu par la part croissante des didactiques qui se réfèrent aux sciences de l’ingénieur, aux sciences juridiques, à la sociologie, à la psychologie quand le formé est dans une situation d’hétéronomie. Il s’agit de poser une formation à l’hétéronomie.

1-3 Un enseignement de l’hétéronomie et une forme de management
Institutions et points de rupture

Dans cette situation, l’éducation à la prise de décision consiste en une compréhension des approches scientifiques pour choisir la meilleure application des connaissances didactiques pour mettre en œuvre la décision instruite hors de la situation.
A titre d’exemple didactique, le domaine de la psychologie sociale permet d’enseigner des connaissances techniques sur les comportements dans le domaine du commandement, sur les mécanismes du « leadership ». Dans l’enseignement, ce domaine conduit à la mise en place du cours sur « les mécanismes à l’exercice de l’autorité » (appelée également FEXA en 1990).
La tutelle est donc présente dans le discours didactique sous la forme d’un destinataire. les performances discursives de cet enseignement est l’instauration et le maintien d’une culture, celle des corps de l’Etat.
Comme l’a montré J.-F. Delbos, nous passons de la reproduction d’actions pratiques déjà connues et réalisées par les anciens, structurées dans un corpus de comportements sociaux codifiés, à un enseignement sur un ensemble de domaines théoriques qui permettent l’apprentissage de techniques pour la mise œuvre d’une décision hétéronome.
La modalité pédagogique de cet apprentissage est la mise en application pratique de comportements, explicités dans la présentation d’études de cas qui montrent une application technique de la connaissance : le contexte détache la connaissance de son histoire épistémologique et s’empare de ses propositions en fonction des seules contingences.
Cet enseignement entre dans le cadre de la formation générale qui comporte aussi l’étude et l’analyse des pratiques du commandement et du combat ainsi que le cours d’éthique et de déontologie. Il est venu remplacer les notions plus vagues que pouvaient apporter l’enseignement donné par l’encadrement de l’école à partir de sa propre expérience militaire : un enseignement basé sur des connaissances intellectuelles fondées sur des théories scientifiques se substitue à un enseignement basé sur les expériences individuelles. La finalité demeure une situation d’hétéronomie que mettent bien en évidence des situations historiques telle que celle citée dans le thème « Elites » (R. Boudon et F. Bourricaud, 1986) : « Une élite militaire engagée dans une politique de pacification coloniale peut avoir quelque peine à accepter sans renâcler que les responsables politiques inaugurent une politique de décolonisation. »
La formation à l’hétéronomie est liée à une forme de management, elle apporte une technique pour appliquer la norme dans les situations où le lien reste fort entre le cadre intermédiaire et l’autorité supérieure. L’approche historique nous fournit des études de cas sur le résultat de cette formation quand les ressources individuelles viennent à être les seules à apporter une solution. Ces situations extrêmes sont difficiles à saisir autrement que par des récits, des romans autobiographiques donnant lieu à des films, des travaux journalistiques car il s’agit d’histoires de vie.
Le but de cette évolution de l’enseignement est de répondre à assurer à l’Etat un corps de cadres militaires et par là même de cadres de l’Etat. La formation académique des officiers ne peut différer de manière importante de celles des autres cadres de l’Etat, ce qui explique la volonté de l’école d’adhérer à la conférence des grandes écoles, association créée en 1973.
Il aurait donc paru logique de confronter cette réflexion au fonctionnement des grandes écoles comme le propose Denis Lemaître dans une communication sur « Formation de l’encadrement et organisation du curriculum pour les ingénieurs, managers et officiers en France » ( Cycle de conférences : Art de la guerre et interprétation civile, 6 10 2006).
Cependant, quand l’université est confrontée à la mise en place de formations professionnelles comme c’est le cas dans le cadre de la conférence de Bologne avec les procédures Licence Master Doctorat, elle a besoin de définir les enjeux de ces formations dont l’objectif est de fournir des cadres pour les milieux économiques, industriels, sociaux et culturels. L’interrogation des mises en œuvres universitaires par une approche de la formation des officiers subalternes donne un nouvel éclairage sur ces formations universitaires.
En constatant que la remise en chantier permanente par l’Etat de la formation qualifiante des cadres à la demande des chefs d’entreprise et l’investissement du patronat dans la formation montrent la difficulté à définir pour cette catégorie des compétences avec ses différentes déclinaisons pour prendre l’expression la plus communément employée aujourd’hui.

2 - Enseignement professionnel universitaire
Un processus

La professionnalisation des formations universitaires n’est pas un phénomène mais un processus qui s’est considérablement accentué au cours de la dernière décennie. Pour répondre à la pression démographique de l’enseignement supérieur tout comme à la programmation de l’homogénéisation des parcours universitaires européens, l’architecture des cursus (LMD : Licence, Master, Doctorat ou 3 5 8) est remaniée et de nouvelles formations, les licences professionnelles et les masters sont mises en place.
Contrairement aux idées reçues selon lesquelles le corps du personnel de l’enseignement public ne mettrait pas en œuvre les propositions innovantes, des enseignants militants s’investissent dans les réformes et savent les adapter localement (A. Jeannel, 1998), ils utilisent les ouvertures de la proposition gouvernementale en développant ce nouveau diplôme en réponse à des besoins de compétences et de formations pour des métiers clairement identifiés ou émergents. La formation professionnelle des étudiants n’est pas, contrairement à une autre idée un tabou, rejetée de l’enseignement universitaire.
La création de la licence professionnelle s’inscrit en continuité dans le mouvement de professionnalisation de l’enseignement supérieur qui débute à la
fin des années 1960 (M. Bel, L. Gayraud et G. Simon, 2005). Cependant, depuis 1998, on assiste à une explosion des formations professionnalisantes (C. Agulhon, 2001).
Ainsi, ce diplôme connaît un développement rapide, avec un important catalogue de spécialités. En 2005, quelques 1 200 licences professionnelles, regroupées dans 46 dénominations nationales relevant des secteurs primaire, secondaire et tertiaire, ont été créées.
Les évolutions du marché du travail mais aussi les représentations vis-à-vis de l’insertion dans la vie active ont conduit plus d’un jeune étudiant sur deux à s’engager dans ce type de cursus.
La création de la licence professionnelle répond à ce besoin, comme on peut le voir à partir des articles 1 et 2 de l’arrêté de 1999 :
Article 1 « la licence professionnelle est conçue dans un objectif d’insertion professionnelle. Elle porte une dénomination nationale correspondant aux secteurs d’activités… »
Article 2 « la formation conduisant à la licence professionnelle est conçue et organisée dans le cadre de partenariats étroits avec le monde professionnel (…)
Elle conduit à l’obtention de connaissances et de compétences nouvelles dans les secteurs concernés et ouvre à des disciplines complémentaires ou transversales »
Les premières expériences montrent que les propositions de formation sont multiples, que les trajectoires des étudiants sont modifiées, qu’elles bouleversent les relations internes et externes des facultés ou UFR et la redistribution du pouvoir dans l’université. Se dégagent un changement de modèle universitaire et une remise en cause des formes d’arrangements entre service public et privé, entre acteurs éducatifs et acteurs économiques, sociaux et culturels.
Cette situation nouvelle met en tension les trois pôles que nous avons mis en évidence dans notre approche de la formation des officiers. La formation universitaire académique traditionnelle tendait vers une référence unique celle de la logique didactique, le pôle psychologique n’étant que de l’ordre pédagogique et le pôle socioprofessionnel n’apparaissant que dans des formations spécifiques. les nouveaux cursus, qui conduisent à une insertion professionnelle, affichent la professionnalisation de l’enseignement.

2-1 Vers une définition de la « professionnalisation » dans l’enseignement supérieur
Perspective adéquationiste et perspective de l’employabilité

La professionnalisation est un terme flou et polymorphe fort prisé des décideurs ministériels. Il apparaît comme l’expression d’une rupture dans les finalités antérieures de l’université. Il donne à penser que les formations doivent être construites en lien étroit avec les emplois dans une perspective adéquationiste ou dans une perception plus large d’employabilité.
L’usage extensif du terme « professionnalisation », qui nomme aussi bien l’articulation entre formation et emploi, que le fait de donner des formations professionnelles ciblées ou d’adapter les jeunes à des emplois par le biais de stages, déplace la problématique et le sens du mot lui-même.
Dans la perspective adéquationiste, professionnaliser suppose de construire une formation en fonction des compétences requises par un emploi et d’allier formation technologique et stages postés. Ce modèle de construction des formations traverse le système éducatif et entre en force dans les universités, via les licences professionnelles et les Masters professionnels.
Dans la perspective de l’employabilité, les compétences de compréhension du marché de l’emploi et d’adaptation à une affectation allient connaissances scientifiques et expériences diversifiées. Ces formations sont professionnalisantes dans le sens où elles ouvrent vers des choix professionnels.
Ces formations universitaires font donc appel à des registres différents :
Du côté de l’offre de formation, on peut définir la professionnalisation à partir du degré d’engagement des milieux professionnels aux différents stades de la conception, de la mise en œuvre et de la validation d’un diplôme. Celui-ci sera réputé d’autant plus professionnel que des représentants des milieux professionnels auront participé à l’élaboration de son contenu, seront intervenus dans les formations, auront accueillis des stagiaires et seront présents dans les jurys d’examen. La sélection à l’entrée dans ce type de formation est le corollaire de l’engagement des milieux professionnels. Elle s’explique par un taux d’encadrement et une dotation financière par étudiant plus élevés que pour les formations académiques. Les partenaires économiques, sociaux, culturels ou politiques de l’université dans leur rôle de commanditaire vont rechercher à imposer leur tutelle ; le modèle de formation va tendre vers celui de la formation des officiers en faisant une sélection à l’entrée et en s’orientant vers une formation basée sur la vie professionnelle et la vie sociale, sur l’adhésion à une logique sociale cohérente avec la formation intellectuelle.
L’analyse des modes d’entrée sur le marché du travail donne en revanche une lecture a posteriori du degré de professionnalisation des formations. Elle renseigne d’une part sur la qualité du signal que constitue tel ou tel diplôme et donc sur la confiance que les employeurs lui accordent effectivement. Elle renseigne d’autre part sur la plus ou moins grande spécificité des métiers ou des fonctions auxquels les formations permettent d’accéder sachant qu’elles sont destinées explicitement à favoriser l’exercice d’un type d’activité déterminé ou à ouvrir vers des choix de carrière. La tutelle peut donc être partagée entre les différents acteurs qui participent à la décision de créer cette filière comme le montre la typologie des formations proposées.

2-2 Des types de formation professionnelle universitaire
Formation professionnelle, formation professionnalisante

La combinaison de ces différents registres permet de dessiner les contours de plusieurs types de formations et d’en proposer une typologie. Les configurations qui en résultent montrent qu’entre formations professionnelles et généralistes, il n’existe pas de frontière nette, mais plutôt un continuum de situations.
. Type 1 : il est constitué des formations pour lesquelles l’obtention du diplôme est indispensable pour accéder à l’exercice de métiers bien identifiés. La filière « santé » en est le modèle type. C’est le plus ancien modèle de formation universitaire professionnelle et sans doute le plus accompli en ce qui concerne les modalités et les contenus de formation mais surtout, il destine ses diplômés à un marché professionnel spécifique : nous sommes dans un cas de figure proche de celui de l’école militaire.
. Type 2 : Il réunit les formations conduisant à des diplômes à forte lisibilité sur l’ensemble du territoire national. L’entrée sur le marché du travail à l’issue de ces formations n’est pas systématique. La dispersion des emplois auxquels ils permettent d’accéder est plus ou moins grande tant du point de vue des secteurs d’activité que du positionnement dans l’échelle des qualifications et des salaires.
L’insertion professionnelle est aléatoire et ne peut être comparable à celle de l’école de Saint-Cyr Coëtquidan. Nous dirons que cette formation est professionnalisante.
. Type3 : Un troisième groupe comprend les formations conduisant à des titres ou diplômes dont la lisibilité est beaucoup plus faible comme les diplômes d’université par exemple ou ceux délivrés par des écoles dont la réputation n’est pas solidement établie. Souvent créés pour répondre à un besoin de spécialisation au sein d’une université ou d’une région, ils n’offrent pas les mêmes garanties et perspectives qu’un diplôme national. En outre, le degré d’adéquation de ces diplômes à un poste de cadre est plus difficile à apprécier et ne correspond point à celle d’une école qui insert dans une profession déterminé. Ils préparent à une recherche d’emploi, nous considérons cette formation comme professionnalisante.
. Type 4 : un dernier type regroupe les formations qui préparent à un concours d’entrée dans la fonction publique, ou à une formation sélective du type classe préparatoire à l’entrée dans une « grande école ».
Ce type ne conduit pas directement à entrer sur le marché du travail mais représente, dans le processus de construction des formations , la phase amont d’une partie des formations de type 1 et 2 donc d’une préparation à un concours qui correspond à son insertion professionnelle. Ce type peut être considéré à le préparation du concours qui permet d’entrer dans une carrière et se situe en amont de l’entrée dans l’école ou la structure qui formera l’étudiant à un métier dans une profession déterminée.


Typologie des formations « professionnalisantes »


Type 1 - (23%)*
Type 2 - (58%)
Type 3 - (12%)
Type 4 - (7%)
Titre préparé
Diplôme d’état
Diplôme d’état
Diplôme reconnu nat.
Titre non reconnu nationalement
Prépa.
concours
Régulation des flux
Nationale
Numérus Clausus
Territoriale
Sélection à l’entrée
Territoriale

Territoriale

Structure de formation
CHU, Ec. d’architecture
IUFM, etc.
IUT, Ecole d’Ingénieurs Ec. de commerce Institut univ., Sts, UFR
UFR, Ecole d’Arts, de commerce
Université
Lycées
Insertion
Emplois « cibles »
Marché professionnel
Marché du travail
ou poursuite d’études
Marché du travail
Différé
* Dans l’ensemble des jeunes préparant un diplôme professionnalisant en 2003, 23% prépare une formation de type 1








2-3 Processus de création de la licence professionnelle à l’université
Régulation entre une politique de l’Etat et des décisions locales

La licence professionnelle, définie comme formation professionnelle par le ministère, est construite en référence à un métier et doit permettre l’acquisition des compétences nécessaires à son exercice. Ce critère suppose déjà des coordinations avec le monde professionnel pour acquérir l’information sur les compétences à transmettre. En ceci, on peut l’opposer à une formation académique dont le contenu est déterminé en référence à la maîtrise d’une discipline, définie par les enseignants.
L’approche que nous avons faite à propos de la formation des officiers met ici en évidence que nous assistons à un mouvement inverse : la formation des officiers introduisait une formation scientifique pluridisciplinaire entre la logique didactique et la logique sociale pour compenser les limites d’une reproduction d’actions déjà connues réalisées par les professionnels eux-mêmes, structurées en un corpus de comportements sociaux codifiés, appelées vulgairement «le concret ». La formation professionnelle universitaire introduit la reproduction d’actions pratiques sous la forme d’enseignement donné par des professionnels actifs, d’obligation de stages pour établir un équilibre avec la formation scientifique prépondérante. L’université, porteuse de cette formation, doit donc construire des arrangements avec des acteurs ayant une expérience professionnelle dans un domaine donné et prêts à s’investir dans des activités d’enseignement. Elle crée un recrutement sélectif d’étudiants pour un nombre de places limitées. Ce rationnement tient à la fois aux moyens nécessaires au bon déroulement de la formation, mais aussi à une référence plus ou moins explicite et instrumentée aux « besoins » d’emplois dans le système productif. Cette dimension, conduit à des processus de sélection des étudiants qui privilégient la qualité de leur cursus antérieur.
Cette sélection constitue de fait une forme de régulation des flux dont la forme la plus aboutie est le numérus clausus observé pour les professions de la santé.
Cette situation rapproche l’admission de l’étudiant dans une filière universitaire professionnelle de celle du futur officier à l’Ecole Coëtquidan qui se fait par une sélection à l’entrée.
La licence professionnelle est délivrée par les universités habilitées à cet effet par le Ministère chargée de l’enseignement supérieur. L’évaluation de la demande d’habilitation porte sur la pertinence et la qualité du projet proposé au regard de sa vocation professionnelle et du partenariat réalisé avec les professions d’une part, du niveau requis pour conférer un grade de licence, d’autre part (art. 12).

2-4 La formation professionnelle universitaire sous le regard de la formation des officiers
Formation professionnelle et formation professionnalisante : le rôle des acteurs

Cette part de la responsabilité de l’Etat rappelle son engagement dans une politique de l’emploi, elle évalue la qualité des projets de formation au même titre qu‘elle s’assure de la qualité de la formation des officiers en tant qu’employeur. Cependant, l’exploitation des comptes rendus des débats ayant conduit à la création des licences professionnelles montre que les objectifs de la nouvelle formation sont multiples : demande de qualification par les professions, demande par les étudiants de formations facilitant leur insertion, stratégie des organismes de formation pour avoir la tutelle de la formation, développement local soutenu par les collectivités territoriales (D. Maillard, P. Veneau, 2003).
Se situe là une articulation différente entre les trois logiques, didactique, sociale et psychologique pour l’étudiant et le futur officier. Pour l’officier, l’employeur est unique et exerce sa tutelle sur les trois logiques ; pour l’étudiant, la formation universitaire professionnelle représente pour chaque partenaire une ressource dont il espère obtenir une ressource supplémentaire. Dans certains cas, le partenaire de l’université va imposer sa logique. Dans d’autres cas, la tutelle est partagée du fait que la construction de l’offre de formation professionnalisante résulte d’une régulation hybride associant une politique publique décidée par l’Etat central qui énonce les normes et habilite les demandes, et des constructions locales relevant de modalités diversifiées qui donnent forme aux formations proposées.
Nous constatons que les types 1 et 4 sont proches d’une formation qui se rapproche de la transmission d’une norme propre à l’exercice de l’activité à laquelle l’étudiant se prépare : la formation développera une compétence à l’hétéronomie ; dans les types 2 et 3, l’insertion professionnelle de l’étudiant dépend de plusieurs acteurs économiques, industriels sociaux et culturels qui participent à la mise œuvre de cette formation ; chaque partenaire a ses propres enjeux et sa propre stratégie. Ayant à construire son propre parcours d’insertion, l’étudiant a besoin d’être capable de construire des normes qui lui sont propres : une formation à l’autonomie devient nécessaire.
Ces différentes visées trouvent leur expression dans les plaquettes de présentation du diplôme aux futurs étudiants.
Certaines formations insistent sur le caractère professionnel du cursus : par exemple l’Université de Versailles propose une licence professionnelle « Domaines Sciences et technologies mention biotechnologies, spécialité en détection de marqueurs biologiques ».
D’autres insistent sur le caractère professionnalisant du cursus en se référant à une formation polyvalente : on peut citer la licence professionnelle « Accompagnement et coordination de projets de solidarité internationale et de développement durable » de l’Université Michel Montaigne Bordeaux 3 qui répond aux besoins de la polyvalence d’un cadre intermédiaire, capable de mobiliser des ressources humaines internationales.
Ces deux exemples illustrent des conceptions différentes de la professionnalisation de l’enseignement supérieur. La Cour de Comptes dans son rapport portant sur la gestion du système éducatif semble prendre position : la vocation de l’enseignement supérieur est de préparer à l’ensemble de la vie active et non au seul premier emploi. La construction de diplômes très spécialisés doit tenir compte du fait que la compétence acquise devra pouvoir se transférer dans toutes les situations professionnelles. Le Céreq estime ainsi que la professionnalisation des filières devrait se concevoir en termes de « trajectoires d’emplois » et de la transférabilité des compétences acquises.
Ces prises de positions renforcent le caractère d’une formation tournée vers l’autonomie et modifie les rapports entre les trois logiques en fonction de cet objectif : dans la logique didactique, l’épistémologie des sciences prend tout son sens ; dans la logique sociale, la compréhension des mécanismes du fonctionnement de l’entreprise, de l’institution pour participer à la décision se trouve au centre ; dans la logique psychologique, le développement de la personne dans sa relation aux autres et particulièrement dans l’animation des groupes s’appuie sur une compréhension des références normatives et de leur diversité.
Cette mise en place d’un enseignement universitaire professionnel conforte les tensions qui existent entre les finalités qui sont données à la formation comme reconnaissance soit de la place de l’hétéronomie et soit de la place de l’autonomie : les types 1 et 4 étant proches d’une formation à l’hétéronomie, les types 2 et 3 proches d’une formation à l’autonomie.
L’analyse des modalités d’ouverture des licences professionnelles permet de repérer les modes d’articulation des différentes logiques portées par les acteurs, Etat, organismes de formation, entreprises, collectivités territoriales.



2-5 Les coordinations à l’œuvre dans l’ouverture des licences professionnelles
Former à l’hétéronomie et/ou à l’autonomie

Les objectifs à l’origine de l’ouverture d’une formation sont multiples et entrent parfois en tension les uns avec les autres : élévation du niveau de formation, équité, production de qualifications, accès à un emploi, aménagement du territoire mais aussi efficacité, rationalisation des moyens et maintien d’une « masse critique » pour permettre d’allier formation et recherche et concurrence entre les établissements.
Les travaux menés permettent d’identifier deux types de coordinations contribuant à l’ouverture d’une licence professionnelle.
les coordinations professionnelles sont dominées par les professionnels. Dans ce cas de figure, l’acteur professionnel peut être représenté soit par une ou quelques grandes entreprises, ou une organisation professionnelle représentative d’intérêts collectifs de la branche. C’est cet acteur professionnel qui est à l’initiative de l’ouverture de la formation et intervient dans toutes les phases de la création et du fonctionnement et, à la fin, embauche les personnes formées comme il l’a souhaité. On peut citer ici l’exemple du secteur bancaire qui a suscité l’ouverture de licences professionnelles dans différentes régions françaises, soit pour des publics en formation initiale, soit pour des publics en formation continue. Le statut d’apprenti donné aux étudiants consacre l’engagement des entreprises. On se rapproche ici du modèle professionnel défini notamment par l’engagement important des entreprises dans la formation (Verdier, 2001). La tutelle étant l’entreprise ou la collectivité territoriale, comme commanditaire et employeur, elle impose sa norme que l’université institue. La formation a pour objectif que l’étudiant comprenne la place qu’il occupe comme futur cadre par rapport à cette norme, il est formé aux pratiques de l’hétéronomie et à un type de management qui lui permet de transmettre cette norme. Les UFR de gestion se sont emparés de ce champ.
Des structures de l’enseignement universitaire utilisent cette coordination professionnelle soit pour inscrire leur formation à Bac +2 dans LMD c’est le cas des IUT soit pour améliorer l’attraction des disciplines scientifiques vis-à-vis d’étudiants dont le nombre est en baisse régulière c’est le cas des UFR scientifiques. Dans le premier cas, ces établissements ont déjà cette expérience des relations avec les milieux économiques, dans le second cas la logique socio professionnelle commence à émerger en concurrence avec la logique didactique.
L’ouverture d’une formation peut aussi résulter d’une dynamique locale particulière à laquelle s’associent plusieurs acteurs. Ces dynamiques émergent dans les antennes universitaires, IUT ou universités récentes implantées dans des villes moyennes. La coordination associe collectivités territoriales, organismes de formation et entreprises en vue d’un accord de l’Etat. Les acteurs de ce réseau ont en commun l’objectif de développement du site, même si chacun d’eux a aussi ses objectifs propres. Tantôt la formation est présentée comme une ressource nouvelle pour le territoire, tantôt la licence professionnelle apparaît comme un outil qui doit faire l’objet d’une appropriation collective pour résoudre un problème. Dans les deux cas, la formation a pour but de créer de nouvelles zones de développement et d’une appropriation collective d’une norme. Il est donc nécessaire de créer de nouvelles normes, la formation tendra vers une formation à l’autonomie et à un management participatif dont l’objectif se définira progressivement. La régulation qui s’opère entre la production de normes nouvelles et la tension avec les normes extérieures au projet montre que la formation à l’autonomie sera d’autant plus efficiente que l’étudiant comprendra le fonctionnement de l’hétéronomie.
Conclusion.
Postures du cadre et normes

En conclusion, l’étude de certains aspects de la formation des officiers permet de mieux définir les objectifs du processus de professionnaliser la formation universitaire. Elle met en évidence que ce processus produit des débats passionnés, que ces débats sont fondés parce qu’ils concernent l’évolution de l’université qui met en tension une gestion des enseignements tournés vers une formation à l’hétéronomie et une formation tournée vers l’autonomie. Ces deux types de formation ont des implications au niveau des logiques didactiques, des logiques socio professionnelles et des logiques psychologiques. Elles ne donnent pas la même posture au futur cadre dans ses aptitudes à la gestion des groupes dont il a la responsabilité.
Soit se créent deux catégories d’enseignement dans l’université : l’université reconduira ce qui s’est passé au moment de la mise en place de filières spécifiques de formation continue, c’est à dire la spécialisation de départements en formation professionnelle distincts de ceux de la formation académique.
Soit, l’université saura aborder dans la formation des étudiants, en reconnaissant l’existence de tutelles multiples, ce qui la différencie d’une école de type Saint-Cyr Coëtquidan qui n’a qu’une seule tutelle. Cette prise en compte nécessite des enseignements et des pratiques qui mettent en synergie une formation à l’hétéronomie et à l’autonomie, elle pose la question des différentes types d’animation des groupes dont le professionnel aura la responsabilité.
Si les efforts de professionnalisation des formations universitaires sont importants, il faut veiller à préserver les articulations entre formation générale vs formation professionnalisante et entre formation académique vs formation professionnelle ainsi qu’entre formation professionnelle vs formation professionnalisante : ces articulations pourraient définir une formation universitaire qualifiante à l’emploi tout au long de sa vie et permettre de mieux comprendre la différence entre une Ecole et une Université : chacune ayant sa fonction propre.



Professeur Alain Jeannel, Université Victor Segalen Bordeaux2, Chercheur associé au CRACC.
Laure Gayraud, ingénieur d’études Céreq au CRACC.










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