30 décembre 2008

LA LEÇON DE FRANÇOIS TRUFFAUT


LA LEÇON DE FRANÇOIS TRUFFAUT



In APTE Paris, n°4 1988 Pages 44 et suivantes.


Je venais de terminer trois courts métrages, c'était en 1957, j'étais là, sur les Champs Elysées, face à François Truffaut: il laissa tomber cette phrase qui me rendit perplexe :

« Ne mets pas la caméra à la place du bon dieu" .

Au cours de ma vie professionnelle de réalisateur et de formateur aux pratiques de visionnement et de réalisation de documents audio-visuels et au fur et à mesure que François Truffaut avançait dans son oeuvre, cette expression prit la forme d'une leçon.


LE REGARD DE CELUI QUI EST EMBARQUÉ DANS LE RÉCIT.


Elle apparaît porter en elle trois réflexions.

La première sur le film lui-même : la caméra, par sa place, va sur la surface de l'écran exprimer un point de vue ; ce point de vue, s'il n'est pas toujours le même, ne peut être le point de vue d'un regard extérieur au film lui-même, il ne peut pas être le regard de celui qui assiste en témoin hors de l'action, le regard de celui qui juge, de celui qui n'est pas engagé dans le débat. Ma caméra ne doit pas avoir le point de vue du bon dieu : elle doit être le point de vue de ceux qui sont embarqués dans le récit filmique.


LE RESPECT DU SPECTATEUR .


La seconde réflexion porte sur la narration. Pour cette interprétation, j'eus recours à un fait qui me frappait au cours du tournage des "Quatre cents coups", à propos de la scène où Antoine Doinel est confronté à la psychologue. Dans la première ébauche du scénario, Francois Truffaut montrait qu'Antoine anticipait sur l' attitude de la psychologue : il répondait ce que la psychologue attendait et non ce que son histoire l'aurait amené à répondre; au cours du tournage et après discussion avec son entourage, François Truffaut abandonna cette version pour le récit d'un enfant qui tente devant la psychologue féminine et maternelle de trouver compréhension . J'avais eu de la peine à accepter ce revirement à propos d'une scène qui, idéologiquement, me convenait.

"Ne mets pas la caméra à la place du bon dieu " m'apparaît signifier aujourd'hui en référence à cette anecdote : ne place pas dans le déroulement du film une scène qui peut dérouter un instant le spectateur pour la seule raison qu'elle ne te satisfait pas, pense qu'elIe risque de faire capoter le thème central. Ce principe du respect du spectateur, cette place "essentielle"qu'il lui donne montre que Francois Truffaut s'intéresse d'abord au spectateur et non à la satisfaction de ses propres interpré- tations des faits. Le film atteint son but, c'est-à-dire le public quand il donne à voir au public tout ce qui lui facilite sa participation à la narra- tion. Cela ne veut pas dire que François Truffaut simplifiait ces histoires pour les rendre accessibles ; il y introduisait le point de vue que le spectateur peut accepter, il ne considérait pas le sien comme celui du « bon dieu ».


AFFAIRE DE RAISON.


La troisième réflexion concerne la production cinématographique, il ne se concevait pas comme un cinéaste qui pouvait ignorer qu'il était responsable d'une équipe, d'un investissement. Le respect de on environnement de travail guidait la place de sa caméra comme le raconte Marcel Bérbert : " François avait prévu un grand panoramique à 360 degrés. Le décor était vieux, abîmé, il fallait donc le rénover, ce qui aurait coûté X millions de francs. François a trouvé cela ridicule. Il s'est contenté d'un pano à 130 ou 140 degrés ... Pour François , ce n'était pas une question d'argent mais de raison. » (1) Revoyons le film de François Truffaut et soyons attentifs; si les acteurs n'y font pas de mimiques, si pourtant nous comprenons si bien les intentions, les sentiments des personnages, c'est que le regard, que nous portons sur eux à l'écran, est le point de vue d'une caméra qui est à la place d'un regard engagé dans le récit filmique. Dans "Le dernier métro ", le seul plan d'un empilement de casquettes nous fait comprendre les sentiments de ceux qui, dans le film. le voient : le geste théâtral est inutile. la réplique ne s'impose pas. Quand nous suivons le récit et qu'à la fois nous saisissons la poésie, l'humour. la citation , François Truffaut ne nous impose pas sa version des faits, il choisit celle qui convient au spectateur; cela ne veut pas dire qu'il appauvrit le texte : Yannick Mouron met en évidence, actuellement dans un travail de chercheur, la place du discours de François Truffaut dans cinq films "Jules et Jim", "La peau douce", "Les sirènes du Mississipi ", Les deux anglaises et le continent ", La femme d'à côté ". ces films représentent une tentative de réponse à la question : "Comment peut-on vivre le couple", et en disent l'impossibilité de le faire sans souffrance: "Truffaut avait d'ailleurs la conviction que par ces films. il tuait un discours sur le couple ... " (2).
Dans"Le dernier métro", Il suffit d'un enfant. d'un passant. d'un bac avec des plants de tabac pour que le spectateur puisse rapprocher l'époque du tournage du film 1980 et l'époque représenté à l'écran 1942-1945 : les plants de tabac de l'occupation allemande présents dans la mémoire d'une partie du public permettent un regard malicieux vers ceux qui, à l'époque qui précède la préparation du film, se considéraient comme des héros parce qu'ils avaient eu aussi des plantations dans leur arrière-cour, des plantations de chanvre indien.
Si vous voulons transmettre une leçon de cinéma qui lui ressemble, commençons par enseigner ces trois principes qui ne demandent qu'un travail de l'imagination et du regard.
Comment le spectateur peut-il le mieux saisir la scène qui lui est donnée à voir?
Comment la scène est-elle le mieux au service du récit que je raconte et que le spectateur se raconte pendant le visionnement?
Comment l'écran peut-il toujours être le point de vue d'un regard qui est embarqué dans le film?
Comment cette scène peut-elle être fabriquée au plus proche du contexte social et économique dans lequel je travaille?

Leçon d'humilité s'il en fut, François Truffaut était une personne qui se voulait morale: " Ne mets pas la caméra à la place du bon dieu ".
Bibliographie
Truffaut, les films de ma vie. Flammarion, 1987.
Aline Desjardins s'entretient avec François Truffaut. Ramsay, 1987.
(1) Le roman de Francois Truffaut. Cahiers du cinéma/éditions de' l'Etoile. 1985.
(2) L'art du récit chez Truffaut. Essai de narratologie appliquée à quelques films de Truffaut. Yannick Mouron.
N.B. Alain Jeannel était assistant de François Truffaut pour "Les Mistons" et "les Quatre cents coups"; la guerre d'Algérie mit fin à cette collaboration.