5 décembre 2008

L’enjeu des enseignants-chercheurs pour le 3e millénaire : La déontologie.


Professeur Alain Jeannel
Université Victor Segalen de Bordeaux 2
Séminaire « L'activité des enseignants-chercheurs : dimensions éthiques et déontologiques », juin 2001 , Université Victor Segalen.
Les aspects structurels et conjoncturels de la situation des enseignants-chercheurs permettent d’étudier les règles et les « a priori » qui président à la production des résultats de recherche, à leur utilisation dans l’enseignement universitaire et aux articulations entre recherche et enseignement universitaire. L’étude des convergences entre ces règles et la déontologie peut mettre en évidence l’incompatibilité des choix des enseignants-chercheurs avec une position déontologique. Elle peut permettre de définir l’existence d’un énoncé possible d’une déontologie pratiquée par cette communauté, ou elle peut ouvrir des pistes de réflexion pour construire les bases d’une déontologie.

Des situations : deux modèles de la recherche en Sciences de l’homme.
Comme nous allons le voir, certains chercheurs en Sciences de l’Homme éprouvent la nécessité à mettre en perspective leurs activités avec les relations qu’ils établissent avec les publics qui leur fournissent les informations indispensables à leurs travaux en sciences humaines et sociales.

Ainsi, dans « Psychothérapie d’un indien des plaines », Georges Devereux nous montre les rapports qui existent entre un objet de recherche et une relation à une personne qui apporte des informations, en insistant sur le déplacement qui peut s’opérer : « Cet ouvrage décrit le processus par lequel, au cours d’une psychothérapie - entreprise d’abord comme sujet de recherche – un indien des Plaines souffrant d’une névrose symptomatique compliquée a recouvré au niveau supérieur à l’adaptation qui était la sienne avant le déclenchement de sa maladie » (Devereux, 1951).

Pour sa part, Renaud Sainsaulieu retrace « l’étonnement d’un psychologue et d’un juriste de formation universitaire face à la réalité du travail en atelier » dans le cadre d’une hypothèse générale où « le phénomène organisationnel étant considérable à notre époque, il ne peut manquer de médiatiser en toute institution la reproduction des conduites et des cultures ». À ce propos, il relève la position qu’il occupe au regard des personnes que son enquête l’amène à rencontrer :

« C’est plus particulièrement dans le dernier atelier , celui des fours à gâteaux, que j’ai compris qu’on m’acceptait comme une sorte de messager de trouvère, capable de venir parler et témoigner d’un autre monde, où les idées s’agitent et se confèrent aux hommes le moyen de comprendre et de s’affirmer par le raisonnement , parce que l’expérience multiforme de rencontres, d’échanges de compréhension s’alimente aux possibilités variées de la vie urbaine, étudiante, de vacances , de famille… » (R.Sainsaulieu, 1977.).

Enfin, Olivier Schwartz présente en ces termes la méthode anthropologique qu’il a utilisée pour construire sa thèse sur « Le monde privé des ouvriers : hommes et femmes du nord –1980 1985 » : « une règle déontologique élémentaire du travail du sociologue veut que l’anonymat des personnes enquêtées soit garanti. Pour ceux de mes interlocuteurs qui m’avaient le plus largement découvert leur vie, il était indispensable d’assumer l’existence de ce livre. Il est six personnages qui furent les phares de cette enquête, tant par la richesse de leur problématique que pour leur capacité à communiquer ; je me suis entretenu avec eux de la publication de cet ouvrage ; je leur ai demandé leur accord pour évoquer des aspects très privés de leur histoire de leur vie présente… » (Schwartz, 1990).

En somme, le chercheur travaille au sein d’un ensemble d’individus pour étudier des pratiques: le chercheur construit son activité à partir des actes de cet ensemble d’individus. Dans son texte, Georges Devereux indique que la situation du chercheur peut basculer en situation clinique sans que, pour autant, le travail du chercheur soit abandonné, preuve en est la publication qu’il en propose. Cette attitude est explicitée dans « De l’Angoisse à la méthode » (Devereux, 1967). De son côté, R. Sainsaulieu montre que le groupe dans lequel le chercheur intervient est en droit d’attendre de sa part un apport que le groupe seul peut déterminer ; il fait voir avec des exemples précis combien il eut l’impression de ne point être capable de répondre à cette attente, alors que chaque membre du groupe livre les informations qu’il attend. Enfin, O. Schwartz rappelle que l’application d’une règle déontologique sociologique ne peut suffire et que l’identité des personnes qui ont participé à l’action de recherche ne peut, à tout moment, être occultée : la possibilité de se reconnaître, d’être reconnue des personnes qui sont au centre de l’activité du chercheur doit se poser.

Par trois fois, le rapport du chercheur aux interlocuteurs est posé, par trois fois il tente d’apporter une réponse ou il y renonce car, s’il prend conscience de l’attente, il n’a point les qualités nécessaires pour y répondre. La question est de connaître les conséquences des choix du chercheur et le projet qui est visé quand ces pratiques se mettent en œuvre. La valeur de l’acte dépend de la relation du chercheur à l’autre ou aux autres, de sa relation aux interlocuteurs sans lesquels il ne peut construire son objet de recherche.

Dans le premier cas, il est question de donner priorité à l’autre et non à l’objet de la recherche. Si la priorité est donnée à l’autre, que la manifestation de son attente soit latente ou manifeste, cette posture oriente le travail du chercheur vers la construction d’un savoir dans une interrelation et non vers la production d’une connaissance. Elle oriente la production scientifique du chercheur vers un après que partagent ses interlocuteurs.

Le chercheur en sciences humaines et sociales partage la construction de la connaissance avec ses interlocuteurs. Chercheurs et interlocuteurs sont les deux faces d’une même activité qui permet la construction de la connaissance, après qu’ils aient vécu une situation d’échanges où chacun se forme. À cet égard, l’intérêt de la réflexion de Schwartz est de mettre en évidence que dans la recherche contemporaine est instituée une tendance qui veut garantir que l’énoncé du résultat ne présente aucune identité personnelle et présente un résultat anonyme. Cependant, il souligne la limite de cette position qui montre que la relation asymétrique chercheur/enquêté doit être revue. La part de chacun est reconstituée comme les identités personnelles dans la construction du résultat scientifique.

L’évaluation des différents types d’action met en évidence que le choix existe entre deux modèles dans le spectre des comportements du chercheur : le « bien » comme devoir et respect de la loi dépend du but visé auquel le chercheur va adhérer. L’un fait que la science est construite et portée par des individus qui ont à charge leur propre dynamique d’existence sociale et politique : l’objectif est de produire un résultat qui sera à la disposition des acteurs de la décision. L’autre choisit que la construction d’une connaissance est le résultat d’une interaction entre plusieurs individus, plusieurs groupes qui sont les acteurs impliqués dans l’ensemble de l’objet d’étude et qui se répartissent en diverses catégories : l’objectif est une co-formation en vue de la production d’un résultat scientifique que les différentes catégories concernées auront à charge de diffuser ou de promouvoir auprès d’acteurs de la décision.

Dans chacun des deux modèles, les notions du « bien » à atteindre sont distinctes : cette différence crée un débat et propose au chercheur un choix déontologique. Parmi l’ensemble des critères qui évaluent les conséquences de la recherche, ces deux modèles sont représentatifs des modes des fonctionnements sociaux et politique: dans le premier cas, des professionnels de la recherche, fonctionnaires ou institutionnels (Dubar et Tripier, 1998), sont seuls identifiés comme producteurs de connaissances ; les autres acteurs impliqués dans l’étude seront anonymes et représentés sous formes de catégories. La régulation sociale et politique se fait entre la catégorie « chercheurs » et les acteurs de la décision sociale et politique ; les « enquêtés » impliqués seront concernés par la décision induite par le résultat. La position de Derouet illustre ce mode de fonctionnement : « La philosophie d’une opération comme la rénovation des collèges, et d’une manière générale de toutes les transformations liées à la décentralisation, est que les individus doivent pouvoir localement, prendre en charge une part importante de l’administration de leur destin. Il faut avouer qu’ils sont singulièrement dépourvus d’outils : comment analyser le fonctionnement d’un établissement scolaire ? Comment développer dans un établissement où les relations sociales sont déstructurées ? Il y a incontestablement besoin d’augmenter les ressources des gens ordinaires sur la connaissance des processus sociaux et une recherche comme la nôtre peut modestement y contribuer » (Derouet, 1988).

Dans le second cas, l’ensemble qui produit la connaissance est statutairement et professionnellement hétérogène. Il est composé de chercheurs, de professionnels, de fonctionnaires, de bénévoles ou de volontaires enquêtés ? Le résultat de recherche est reconnu comme une action conjointe de formation et appartient à chacun des acteurs qui aura à charge de le diffuser et de le transformer en formation auprès de ses pairs : ils sont les porteurs de cette connaissance dans les différentes sphères sociales et politiques avec lesquelles ils ont des relations.

Il y a plusieurs années, nous mettions en perspective l’importance qu’il y avait pour l’analyse du fonctionnement des établissements scolaires la nécessité de partir des ressources locales que les agents de l’éducation mettent en œuvre. Nous montrions qu’ils possédaient des savoirs sur la vie de l’établissement en étant, de façon implicite, les acteurs de la décision attribuée au chef d’établissement (Jeannel, 1978).

En 1985, prenant en compte les effets de la décentralisation et analysant les effets des décisions du Ministère de l’Education nationale depuis la Quatrième République, nous mettions en perspective la tension qui existait entre un système tendant à l’homogénéité et un système tendant vers l’hétérogénéité à partir de trois indicateurs : l’idéologie, l’acte d’enseignement, le lieu d’enseignement et la personne. À l’hétérogénéité des comportements individuels et des acteurs impliqués avec les catégories qu’ils partagent, le système « homogénéité » répond par la création d’unités. Ce système crée l’homogénéité et fait disparaître tout caractère hétérogène en considérant que les personnes sont des agents et n’ont pas la connaissance des processus psychologiques, sociaux, politiques et économiques. La conséquence est qu’il faut les former à partir d’une décision exogène. Dans le système hétérogène, la reconnaissance de critères d’homogénéité qui différencient les personnes et les groupes permet de créer une synergie en instituant les points de vue particuliers pour la production d’un savoir endogène que chacun aura en charge de diffuser (Jeannel, 1985 ; 1999).

Il s’agit ici d’un choix entre deux types de propositions normatives qui ont pour conséquence de définir deux champs logiques de ce qu’il faut faire et qu’il serait possible de traiter dans la problématique de l’opposition entre aléthique et déontique :

L’une propose au chercheur de trouver les arguments à partir d’analyses, le plus souvent quantitatives, des situations et de faire preuve de pragmatisme pour augmenter « les ressources des gens ordinaires sur la connaissances des processus sociaux » dans le but de réaliser ce qui est obligatoire en fonction de décisions exogènes aux personnes concernées. Cela à partir d’une décision exogène, prise par une unité discrète de la société : dans l’exemple cité par Derouet (1989), il s’agit d’une décision de politique publique qui occulta le débat pour le collège unique entre modèle enseignement primaire supérieur dont une partie des agents de l’Education Nationale avait pris en charge localement une part importante de l’administration de leur destin » (Thillet Joubert du Cellier, 1996 ; Jeannel, 1985;1999 ; Sire, 1994 ;1995;2000) et modèle d’enseignement secondaire lié à la société des agrégés et au corps de l’Inspection Générale à laquelle appartenait une autre partie des agents.

L’autre propose au chercheur de participer à des groupes engagés dans des actions d’éducation, de formation et d’enseignement, de développer ensemble une recherche qui produit à partir des points de vue différents, une action qui répond aux attentes des différents acteurs impliqués et une formalisation de l’expérience conduite à des fins de diffusion. L’activité de recherche se décide au niveau du groupe de base formé des différents acteurs de la situation et en fonction d’une négociation entre les différents partenaires ; le premier objectif est une réponse aux difficultés rencontrées sur le terrain par une co-formation des partenaires, le second objectif est la co-production d’un protocole de recherche qui permette de mettre à l’épreuve les études produites sur le terrain dans d’autres situations en vue de la production d’une thèse sur le critère ou les critères pertinents que le résultat du premier objectif a explicité.

Les deux modèles présentent des choix différents tant au plan juridique qu’au plan pragmatique.

Dans un cas, l’obligation est dépendante d’un contrat extérieur à la situation qu’elle soit dépendante de la commande privée ou publique. La pratique correspond à l’activité des agents de la situation à étudier un groupe social donné, celui des chercheurs.

Dans l’autre cas, la finalité est décidée par les acteurs qui s’associent pour résoudre un problème localisé dans lequel ils sont impliqués à différents niveaux. Elle est de produire un protocole commun de recherche à partir de l’analyse de cette situation. Il permet la production d’un protocole de recherche à l’ensemble des partenaires dans une pratique de la co formation. Il est à la base d’une thèse à venir.

La fécondité de l’approche en termes de règles juridiques et pragmatiques est ainsi mise en évidence car elle montre que le traitement de la situation de l’enseignant-chercheur nécessite un choix entre une situation asymétrique entre le chercheur et le public avec lequel il travaille ou une situation symétrique entre le chercheur et les autres acteurs de la situation étudiée à la fois au niveau du contrat tacite ou explicite qui sous tend l’action et au niveau de l’argumentation développée entre les parties. Dans les deux cas, elle souligne la place que le pôle « formation » occupe dans le statut du chercheur, permet une analyse des formes de partenariats entre l’université et les administrations publiques et privées, les sites de production et les organisations politiques et enfin, clarifie l’utilisation du terme autonomie à propos des universités, dans le cadre des grandes orientations de la Communauté Européenne.

Cependant, une fois qu’il est reconnu chercheur, le statut de l’enseignant à l’université va varier suivant les états. Ainsi, au Canada le professeur est professeur de l’Université qui l’accueille alors qu’en France il est professeur des Universités.

« Il est clair que les universitaires français sont un cas extrême des processus de dissociation, des itinéraires de formation constitutifs de l’identité sociale à long terme. Une brève étude comparative montre qu’il n’y pas d’équivalent de cette diversité ailleurs, d’où beaucoup d’incompréhension dans les coopérations internationales françaises » (Charles, 1998, p.159). Ce constat sociologique et les différents statuts des enseignants universitaires dans les différents pays de la francophonie rendent difficile l’élaboration d’un code des devoirs qui régit le comportement professionnel et qui tend à créer un état d’esprit partagé par les membres de la profession.

L’article 3 du décret du 6 juin 1984, modifié par le décret de juillet 1987, dans le chapitre « Droits et Obligations » , énonce le statut de fonctionnaire qui concourt « à l’accomplissement des missions du service public de l’enseignement supérieur, définies par la loi du 26 janvier 1984 ».

Ainsi, pour l’étude de l’ensemble des règles et des devoirs qui régissent l’ensemble enseignant-chercheur dans les espaces francophones, il n’apparaît pas possible de prendre comme base l’organisation statutaire de la profession à cause de la diversité des statuts et au fait que « le modèle français des corps d’Etat ne relève pas spécialement d’une sociologie des professions au sens « restreint» d’activités organisées de travail reposant sur des savoirs formalisés … le « modèle à la française » apparaît comme un modèle totalisant qui met en jeu tout l’édifice des croyances politiques, culturelles, sociales et religieuses… » (Dubar et Tripier, 1998, p.169).

Poser la question de la déontologie, c’est s’attacher à déterminer des solutions pratiques à des problèmes concrets pour l’activité de l’enseignant chercheur, professeur de l’université ou des universités. La voie statutaire n’apparaissant pas pertinente, les actions concrètes mises en œuvre par les choix opérés pour la recherche et l’enseignement et par les relations opérationnelles entre ces deux activités peuvent proposer des orientations inspirant une réflexion sur la déontologie de la communauté des chercheurs enseignants.

De la recherche à l’enseignement : des choix préalables à la question sur la déontologie.

Nous avons vu précédemment deux modes de fonctionnement. Premièrement, la recherche est dépendante d’une commandite extérieure à un groupe social élu : les chercheurs qui assurent seuls la production de la connaissance en investissant leur propre savoir. Deuxièmement, la recherche est partagée avec l’ensemble des catégories impliquées dans l’action qui se déroule sur le terrain. Les chercheurs n’assurent pas seuls la production de la connaissance qui est l’expression des différents savoirs qui en ont permis la construction. Dans ces deux cas, quelles activités d’enseignement apparaissent les plus pertinentes ?

Le groupe social qui tire son existence de la recherche et qui est désigné comme le plus à apte à transmettre son résultat doit clarifier la position qu’il choisit : soit une position où la pertinence de ses résultats est évaluée en fonction de l’influence qu’il exerce sur la prise de décisions des décideurs qui sont ses commanditaires, soit une position selon laquelle l’organisation des enseignements se fait alors à partir des résultats obtenus et permet la formation de futurs agents qui ont acquis les connaissances ainsi institutionnalisées. L’organisation des enseignements se décline du niveau terminal qui est la réponse à l’attente des décideurs, vers le niveau d’entrée à l’université qui doit se préparer à répondre à l’attente de la décision exogène aux groupes sociaux concernés par l’enseignement.

Dans ce dernier cas, l’existence d’une analogie entre l’objectif du commanditaire et le résultat du chercheur entraîne une succession d’activités d’enseignement asymétriques. La première consiste en la transmission de la connaissance au commanditaire pour qu’il se l’approprie. La seconde consiste en l’utilisation que le commanditaire fait de cette connaissance : un contenu d’enseignement pour finaliser sa politique, c’est-à-dire comment il l’utilise pour obtenir les ressources dont il a besoin. La troisième est la construction didactique qu’élabore l’enseignant-chercheur quand il devient enseignant.

Cette troisième activité propre à l’enseignant-chercheur pose la question de l’analogie entre la finalité de la didactique et la finalité des transcriptions qui en sont faites dans les programmes d’enseignement par les décideurs destinataires du résultat de la recherche. Si la finalité des enseignants est la production d’un enseignement qui correspond à la transmission de la connaissance comme une réalité, il sera en adéquation avec les décideurs ; il enseigne une « science faite » qui institutionnalise scientifiquement le résultat (Boutin et Julien, 2000). La base de l’enseignement universitaire est la rhétorique dans une situation asymétrique. Si la finalité des enseignants est la production d’un enseignement qui correspond à la genèse de la construction d’une connaissance, il présente la reconstruction d’un parcours daté et situé dans l’espace géographique, social et politique en tentant d’en montrer tous les aléas et en mettant en évidence les limites du champ et du domaine (Jeannel, 1998;1999). La tendance à introduire une logique d’enseignement en écart avec la logique des acteurs de la recherche pose la question de la règle qui lie l’enseignant-chercheur à ses pairs dans la communauté qu’ils forment avec eux. L’écart entre la logique des étudiants et la logique de l’enseignant ne modifie pas le rapport asymétrique entre les deux groupes :

La base de l’enseignement universitaire est la formation à une réflexion sur la construction des connaissances dans une situation asymétrique.

Il peut choisir une position où la pertinence de ses résultats est évaluée en fonction du partage qui a existé avec les différents partenaires de la situation étudiée dans une situation symétrique. Dans ce cas, l’organisation de l’enseignement est faite pour mettre en évidence ce partage. L’enseignement du résultat de la recherche est fait conjointement par les différents partenaires de la production scientifique. Un tel choix nécessite que l’enseignement universitaire soit partagé entre la communauté des enseignants-chercheurs et les différents acteurs de terrain qui ont participé à l’élaboration du résultat, qu’il fasse partie des enquêtés ou soit qu’il fasse partie des décideurs qui ont donné accès à la situation.

Une telle position ouvre une voie moderne à l’enseignement universitaire pour répondre à l’attente exprimée dans « Croissance, compétitivité, emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le XXIe siècle » (CECA-CE-CEEA, 1994) : « La coopération entre les universités et le monde économique représente, en outre, une voie fondamentale de la transmission des compétences, un vecteur d’innovation et un facteur d’ accroissement de la productivité dans les secteurs en développement, potentiellement créateurs d’emplois ».

Cette voie ne doit être confondue ni avec celle qui consiste à faire que l’enseignement de la recherche et de son résultat n’appartienne qu’à la communauté des enseignants chercheurs, voie décrite dans le premier choix, ni avec celle qui consiste à faire rentrer dans l’université des praticiens qui sont là comme témoins des institutions qu’ils représentent (cas des professeurs associés) et non comme acteurs de l’action de la recherche enseignée. Elle permet de présenter aux étudiants la « Science en action » (Latour, 1989), de faire comprendre les rôles des partenaires publics et privés aux étudiants, qu’ils soient en formation initiale ou en formation universitaire continue, de transmettre aux étudiants les apports de chacun des partenaires dans la construction de la connaissance et des « savoirs » (Hatchuell et Weill, 1992) que chacun a engagé pour mener la recherche à son terme.

Le choix de cette dernière voie est une des réponses possibles à l’interrogation posée au cours des Etats généraux de l’université en 1996 : « Les partenaires extérieurs que sont les entreprises, les collectivités territoriales et la communauté européenne génèrent une part significative des activités de recherche et de leur financement. Comment en assurer la cohérence avec les politiques de recherche et d’innovation ? ». Elle est une réponse à l’élaboration technocratique de formations professionnalisées puisqu’elle met en évidence que les secteurs professionnels sont des acteurs de la recherche en Sciences de l’Homme et qu’ils sont, au même titre que les chercheurs, des enseignants qui ont un point de vue sur les connaissances qui sont transmises aux étudiants.

Un écueil peut apparaître. Il tient au fait que les connaissances à transmettre soit produites dans des époques antérieures et dans des espaces qui ne font pas partie de l’environnement de l’Université. Dans ce cas, n’est-ce pas la fonction de l’universitaire de proposer l’interprétation actuelle de la proposition théorique élaborée en un autre lieu et dans un autre temps ? N’est-ce pas la mission de l’universitaire de faire la quête de ceux qui, dans leurs pratiques professionnelles sont proches de ce modèle ? N’est-ce pas le travail de l’enseignant-chercheur de provoquer le travail de recherche qui permet de prendre connaissance de la métamorphose des données de la connaissance à transmettre ? N’est-ce pas le travail de l’enseignant-chercheur de provoquer la recherche sur archives en provoquant la participation des acteurs compétents ? Il faut avouer qu’une telle attitude demande un retour permanent sur son propre travail de recherche, sur son propre engagement et sur les paroles qui sont convoquées.

Où provoquer cette réflexion ? N’est-ce pas au sein des entreprises, des institutions qu’il s’agit de saisir les métamorphoses des connaissances à transmettre avec les parties concernées ?

Cette attitude de partage ne consiste pas à donner aux acteurs, qu’ils soient chercheurs ou enquêtés, une parole naïve sur leurs actes comme « Les paradoxes de la Recherche – Action
(n.d.l., type Institut National de la Recherche Pédagogique) » le soulignent :
« Ainsi la problématique de la Recherche – Action (n.d.l. type INRP) se pose à deux niveaux : sur le plan épistémologique, elle touche la nature des rapports entre implication et explicitation. Sur le plan institutionnel, elle permet de se demander si la culpabilité et la dénégation n’ont pas présidé à la rencontre des chercheurs et des praticiens : le chercheur coupable de ne pas être impliqué dans une véritable pratique (l’action, objet de la recherche) ; le praticien coupable d’être impliqué dans une pratique normative et irrationnelle » (Jouy, 1983, p. 156 - 157).

Une telle attitude a pour finalité que chaque acteur engagé ait sa parole sur le parcours qu’il a effectué pour qu’un résultat scientifique soit proposé.

Ce n’est pas la communauté des chercheurs qui consacre la valeur du produit, c’est l’ensemble des groupes concernés par l’activité que la recherche a nécessité : l’enseignement consiste à transmettre cet ensemble et donc à donner la parole aux représentants des catégories engagées dans la recherche. Ceci entraîne une modification du recrutement des enseignants-chercheurs à l’université, une modification de la légitimation du résultat scientifique, une réorganisation des relations entre l’université et les acteurs de terrain.

Les relations entre les universités, les secteurs économiques et sociaux et les personnes sont à construire quand il faut constater par exemple que les rapports entre les chefs d’entreprise et la formation professionnelle universitaire ne créent une synergie que dans certains secteurs d’activité (Casella, Tanguy et Tripier,1991 ; Jeannel, 1999), que l’enjeu de la formation médicale continue met en concurrence les pratiques de la médecine en cabinet et de la médecine à l’hôpital (De Ducla, 1992 ; Choy, 1999), que l’ignorance de l’expérience personnelle est au centre de la formation des enseignants (Errant,1999).

Cette modification nécessite la définition de la fonction d’enseignement et de formation que l’enseignant-chercheur peut occuper dans l’entreprise et celle que le professionnel du secteur concerné peut occuper dans l’université comme chercheur et enseignant à part entière.

Dans ce cas, la finalité de l’enseignement universitaire consiste à faire comprendre les processus de la production scientifique. Elle se différencie de la première position qui enseigne les doctrines et de la seconde qui enseigne la science en action en l’absence des partenaires de cette action.

La finalité a pour visée la transmission des différentes démarches des groupes concernés par l’action de recherche. Elle accepte les logiques propres aux catégories concernées dans la construction de la connaissance et les diverses logiques formelles qu’elles produisent sur la pratique étudiée. Elle reconnaît que la construction d’une connaissance se situe dans des contextes dialogiques et prend en compte le processus récursif qui concerne les relations d’auto-construction et d’auto-formation entre les différents partenaires qui sont engagés dans l’action de recherche en vue de la construction d’une connaissance dont la base est le rapport entre les savoirs des catégories concernées. Enfin cette finalité expose la complexité de la construction de la connaissance, objet de l’enseignement (Morin, 1990).

Dans cette pratique de la construction scientifique et du partage de l’enseignement, l’enseignant-chercheur acquiert une culture basée sur des situations symétriques de partage de la production scientifique et de sa transmission : culture qui, à court ou moyen terme, vient compléter la culture d’une relation symétrique entre les étudiants qui sont des adultes (Bédouret, 2002) et les enseignants-chercheurs tels que Rogers, Devereux, Barthes, Ardoino, Berger, Wittwer, etc. l’ont développée.

Deux grandes tendances apparaissent :
- L’une est centrée sur l’influence du professeur de l’Université, représentant la communauté des universitaires, déclarés dignes du titre de Docteur d’État ou Habilités à diriger des Recherches et élus par leurs pairs. Avec sensibilité, Snyders (1993) présente cette influence en ces termes: « Il faut prendre conscience que tous les professeurs d’université importants ont été passionnés, partiaux et ont puissamment pesé sur la formation de leur disciple - même si par la suite, beaucoup ont choisi une voie différente, voire opposée, mais qui n’est jamais dénuée de rapport avec les premiers moments vécus à l’Université ». En 1976, Mohamed Cherkaoui montre comment cette influence a pu occulter toute une partie de l’œuvre « L’évolution pédagogique en France » (Durkheim, 1938) : «Seul a été compris l’aspect fonctionnaliste d’une de ses caractéristiques, à savoir la socialisation. La tradition sociologique responsable de cette réduction abusive a mutilé une pensée dont la richesse, l’originalité, la constante actualité auraient mérité de souligné » (Cherkaoui, 1976, p. 197-212). A propos de cette même œuvre, Besnard (1992) montre comment la transcription par les disciples d’Émile Durkheim, pour conserver l’influence que le maître a exercé sur eux, introduit des erreurs dans la datation de ses cours pédagogiques présents dans « L’évolution pédagogique en France ».

Dans cette relation asymétrique vis-à-vis de l’étudiant, pondérée par l’objectif de l’enseignant qui « est de l’aider à prendre une conscience plus lucide de ce qu’il est…pénétrant les exigences de ce qu’il veut être, que ce soit de progresser dans la foi ou l’athéisme » (Snyders, 1993, p. 135), le fondement de l’enseignement est la rhétorique quand l’enseignement porte sur la science faite, elle est l’attitude réflexive quand l’enseignement porte sur les processus de la science en train de se faire.

- L’autre tendance est centrée sur la présentation des différentes positions des catégories qui sont concernées par la production de la connaissance à enseigner soit comme partenaires, soit comme utilisateurs. Bien entendu, l’écoute de l’étudiant par l’enseignant-chercheur à laquelle Snyders attache une grande importance est indispensable mais l’influence qui peut en résulter n’est plus univoque puisque le point de vue sur la connaissance n’émane pas d’une même personne qui y engage son savoir, mais des différentes catégories qui sont engagées sur le terrain où la connaissance a été construite.

L’hétérogénéité des points de vue nécessite que l’étudiant construise les débats explicites et implicites que suscitent ces différents points de vue, considère les enjeux de chaque partenaire à travers l’action de recherche conduite, accepte cette multiplicité des points de vue auxquels il est libre d’attribuer des valeurs différentes une fois qu’ils sont mis en perspective au regard de l’état de la question, de la compréhension du système politique dans lequel ils existent, de la conception de la société qu’ils présentent.

L’étudiant est dans une relation symétrique dans le sens où les interventions différenciées des enseignants suivant leur catégorie lui permet de trouver des liens avec ses origines sociales et culturelles, dans le cadre d’une confrontation entre les points de vue représentés.

La diversité des points de vue des enseignants, qui ont participé à des niveaux différents à la recherche, ne permet pas qu’il y ait une influence dominante si les statuts, gages de la reconnaissance publique et privée, sont équivalents.

Le fondement du contenu de l’enseignement universitaire est, dans ce cas, la complexité qui préside à la construction de la connaissance à partir de savoirs différents comme le montrent les différentes théories élaborées au cours du 19e et du 20e siècle sur les rapports entre la science et la technologie (Layton, 1971;1983).

La déontologie chez les enseignants-chercheurs : un enjeu pour le troisième millénaire

Le croisement des deux modèles de recherche et des deux modèles d’enseignement donne-t-il plusieurs choix représentant les différentes combinaisons possibles à l’enseignant-chercheur ?

Le choix d’un contrat extérieur aux catégories concernées et impliquées sur le terrain et d’un groupe aux critères spécifiques et élus, extérieur aux catégories qui composent le terrain d’étude est cohérent avec la relation asymétrique de l’enseignement puisque telles sont les relations pendant l’activité de recherche avec un enseignement de type rhétorique qui est implicite dans le contrat. Dans le cas où l’enseignement est de type réflexif, les conflits qui peuvent naître entre le commanditaire et le chercheur devenu enseignant incitent à définir le lieu où le dissensus ou la négatricité sont exprimés (Ardoino, 1994). La place de cet acte critique dans l’enseignement nécessite une définition des actes moralement prohibés ou obligatoires et leurs conséquences sur la formation et l’enseignement comme constituant d’une société.

Les critères de ce choix ne permettent pas la mise en oeuvre du second modèle d’enseignement puisque un seul groupe est élu comme producteur de la connaissance, que le contrat est extérieur aux catégories qui constituent le terrain, que l’objet de la recherche et la didactique est une didactique de la multidimentionnalité d’un point de vue (Ardoino et Berger, 1989) et non la multiréférentialité des points de vue (Berger et Ardoino, 1989).

Le choix d’un partage du résultat scientifique entre les différentes catégories impliquées montre les diversités des points de vue et les approches plurielles (Ardoino, 1994). Elle reconnaît la multidimentionnalité et la multiréférentialité. Elle correspond au modèle qui conforte une relation symétrique d ‘enseignement entre adultes que l’on soit enquêtés, décideurs, étudiants ou professeurs. Elle développe la pensée complexe.

Deux modèles sont proposés : ne pas en débattre, ne pas indiquer les choix, ne pas conformer les actes au choix a pour effet de rendre impossible la construction d’une logique déontique, la constitution d’une déontologie professionnelle qui puisse permettre à une profession de prendre place dans l’organisation sociale. La définition d’une éthique déontologique rend possible le débat entre le « conséquentialisme » et l’utilitarisme.

Au cours du troisième millénaire, si ces débats n’ont pas lieu, si les choix présidant à l’énonce de positions traitant de la déontique et de la déontologie ne sont pas partagés, les enseignants-chercheurs n’auront pas l’opportunité de participer, en tant que groupe ou communauté, à l’organisation politique de la société.

BIBLIOGRAPHIE

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