21 décembre 2008

LA LEÇON DE ROLAND BARTHES


LA LEÇON DE ROLAND BARTHES




Alain Jeannel.




In APTE Paris N°2, 1987, Pages 38 et suivantes.


La notion de régime anthropologique du sens exposée par Roland Barthes joue un double rôle pour l'utilisation des informations audio visuelles dans l'enseignement (Roland Barthes, "Une problématique du sens", Les cahiers de Media- Messages, SEVPEN, Paris 1970)



En premier, elle sécurise les enseignants qui constatent les distorsions entre les exposés verbaux des enfants et des élèves, sur des documents que le développement des médias met à leur disposition et le sens qu'eux, les enseignants, donnent à ces mêmes documents.



Le phénomène n'apparaît pas comme une aberration qui dépend d'une erreur de compréhension de la part des enseignants: il est, parmi d'autres, un possible qui fait partie des études liées à l'anthropologie.
Roland Barthes permet à chacun de se situer par rapport à la question en définissant trois types de régime anthropologique du sens.



«Le régime la monosémie est "un système idéologique social ou institutionnel ou esthétique dans lequel on pense que les messages ou les signifiants ont un seul sens qui est le bon. Cette monosémie. c'est-à-dire la postulation qu'il y a un seul sens. est une forme de ce que les pathologues appellent l'asymbolie "
Le régime de la polysémie "est la forme du langage, au sens très large du terme, des sociétés qui acceptent le langage mythique. Il nous en donne trois versions différentes: la version en quelque sorte archaïque, ethnologique de la polysémie, ou du symbolisme , de la symbolie au sens plein du terme : toutes ces sociétés mythiques pour lesquelles tout est signifiant"; la version hiérarchisée du régime de la polysémie, c'est-à-dire, des modes de pensée "qui acceptent l'idée qu'un signe a plusieurs sens, mais pensent que dans ces sens il y en a un, tout de même, qui est privilégié, qui est vrai"; la version des régimes de sens "qui admettent l'interprétation, le droit à interpréter le signe ".
Une troisième forme de régime du sens serait l'asémie. c'est-à-dire l'absence de sens, ou mieux, l'exemption de sens ".



En second, la notion permet à l'enseignant de choisir un projet visé car elle pose clairement la question des critères de l'homogénéité et de l'hétérogénéité dans la problématique du sens.



Dans le premier cas. le sens attribué à un signe est unique, dans le second cas, il est multiple: un même signe donne à l'individu la possibilité de dire son interprétation.
Il est nécessaire de remarquer ici que le régime de la polysémie hié- rarchisée, dans un type d'enseignement où la sanction de l'examen montre que l'enseigné a acquis une norme, est le plus proche du système éducatif français. Ce constat montre que , si cet enseignement accepte le régime de la polysémie dans la pratique pédagogique, il le refuse en tant qu'objectif didactique en instituant qu'un seul sens, celui de la norme : il y a donc utilisation de l'hétérogénéité comme pratique pour obtenir l'homogénéité comme objectif.
C'est dans ce contexte que Roland Barthes et Christian Metz soutiennent la recherche dont Marie-Louise Haumont présente une synthèse précise dans la revue Media sous le titre « Une approche analytique des processus de verbalisation: pour éclairer les chemins obscurs de l'image à la plume »:



« Qu'est-ce qui se passe entre le film et l'enfant? Comment l'enfant, une fois absorbées l'image et sa charge sonore - bruits, musique, dialogues, commentaires va-t-il transmettre ce qu'il a reçu? Et si on lui demande en outre de noter par écrit ce qu'il a vu et entendu, comment va-t-il communiquer l'univers enregistré ? Quels sont les obstacles dressés entre la perception du message et l'expression écrite de cette perception? De quelle façon seront-ils surmontés? Quels ressorts seront mis en jeu? " (2).

Entre le film et l'élève, il n'y a aucune intervention de l'enseignant, aucune explication, rien qui s'interpose entre l'impression reçue et son expression dans un texte écrit. L'enseignant accepte que la multiplicité des informations contenues dans chaque film exclut l'idée d'un compte rendu exhaustif: le compte rendu pose un choix personnel qui engage l'auteur du compte rendu: « il communique une vision, non un contenu." (2)
L'hypothèse pédagogique de départ s'est appuyée sur la recherche d'une typologie des sens donnés aux films par l'élève sans qu'il y ait, au préalable, une intervention de l'étude du document en soi, le processus didactique s'intéresse au message transcrit par les élèves et aux relations s'y manifestant entre le message perçu et le message transcrit. La conduite des travaux nécessite l'introduction d'autres paramètres qui apparaissent lors de l'analyse des produits des élèves; la procédure consiste à nommer « élément», toute information sur le film contenu dans le texte écrit de l'élève. Ces éléments sont classés en trois catégories ordonnées en trois colonnes.
Ainsi, trois types de verbalisation sont définis:
Dans la première colonne les éléments dont le choix reste sans expli- cation. C'est la colonne des constats qui ne s'intègrent pas dans l'en- semble, dont on n'aperçoit pas le rôle; ces notations demeurent sans suite ni conséquence dans son récit: « Cette verbalisation de type 1 ne trahit rien de la personnalité dont elle émane ni de la qualité du film qui la suscite »(3) Pour peu qu'elle soit employée exclusivement elle ne peut transmettre au lecteur la cohérence de l'oeuvre décrite.

Dans la deuxième colonne 2, se placent les éléments qui effacent au contraire le contenu de l'image au profit de ce que l'image suggère: « Le petit garçon était mécontent car elle l'avait quitté»(3). On ne dit pas quelles images expriment par exemple son sentiment.

Disons pour achever de définir le contenu des deux premières colonnes que le lecteur pourrait combler les manques de la colonne 1 en posant des questions qui appelleraient des réponses classées dans la colonne 2 et vice· versa.

La troisième colonne engrange des informations complètes, qui n'exigent aucun éclaircissement complémentaire: les images y sont à la fois communiquées et interprétées. Par exemple, les objets cités sont situés dans le déroulement du récit, dans leurs rapports avec les êtres et dans leur rôle. L'élément sonore, lui aussi est mis à sa place et les ressorts psychologiques sont indiqués.

Une fois que les trois types de verbalisations sont établis en trois colonnes pour chaque élève , les dominantes de chaque compte rendu apparaissent et il est possible d'établir alors un classement des participants en quatre groupes qui mettent en évidence les processus de verbalisation représentatifs.

Groupe 1 : dominante des notations de type 1 (colonne 1)
Groupe 2 : dominante des notations de type 2 (colonne 2)
Groupe 3 : dominante des notations de type 3 (colonne 3)
Groupe 4: mélange à peu près égal de notations des trois types.
S'il est possible de rester au plus près du texte pour définir un type de verbalisation, on ne saurait l'être pour étudier le processus qui conduit à ce type puisqu'il faut « chercher les composantes intellectuelles, psychologiques et autres»(3) du compte rendu, ce qui ne peut aller sans une bonne part de suppositions.
C'est la colonne 2, bien entendu, qui va nous fournir les indications les plus précieuses pour le classement des processus de verbalisation, par ce que nous y trouverons ou par ce que nous n'y trouverons pas.
L'intervention de l'élément verbal « plus objectif, moins polysémique que l'image »(3) permettra de recueillir des informations plus précises par le relevé intégral de l'élément verbal des films ce qui permettrait dans un second temps consacré à l'analyse filmique, d'étudier en connaissance de cause l'utilisation faite par les élèves des commentaires et des dialogues.
Cette confrontation entre textes entendus et textes reçus « permet de voir que, partant d'éléments tirés réellement du film, la verbalisation se prolonge comme d'elle-même en puisant dans ce que l'on peut appeler un acquis culturel: ce que l'on sait, ce que l'on connaît de cet élément indépendamment du film»(3), Il est important de cerner le rôle joué par l'acquis culturel en étudiant le processus individuel de verbalisation de chaque enfant pour rester dans le domaine de la transmission de connaissances qui met à distance l'analyse psychologique à laquelle la méthode ouvre une voie possible:
- «Quand intervient l'acquis culturel: au moment de la perception du film ou seulement pour les besoins de la verbalisation ?»
- «De quelle manière il intervient: au niveau du vocabulaire ou de l'organisation du compte rendu?"
- «Jusqu'à quel point la verbalisation encombrée de cet acquis culturel laisse place à ce qui vient réellement du film? »
Cinq types de processus sont ainsi définis:
1) Processus de remplacement. Au moment de la verbalisation, l'acquis culturel prend la place du message reçu.
2) Processus de détachement. Il élimine au contraire tout ce qui fait intervenir l'acquis culturel.
3) Processus de fusion. Il conserve l'organisation de la perception.
4) Perception de confrontation. L'acquis culturel intervient tout à fait consciemment.
5) Processus d'emprunt d'un modèle. Le compte rendu prend la forme d'un résumé ou d'un jugement.
Si une telle pratique se réfère dans certains cas « au modèle scolaire, type courte rédaction»(4) en fonction du rôle de l'environnement - classe sur l'expression des élèves, il n'en reste pas moins vrai que la diversité des comportements verbaux des élèves se trouve répertoriée et acceptée. Quand, en plus, il est constaté que chaque changement de document provoque des modifications importantes dans la classification des produits des élèves du groupe, on peut en déduire que beaucoup d'enfants « possèdent un répertoire varié de types de verbalisation » (2). Le répertoire d'ailleurs n'est pas limité à celui que cette expérience permet d'énoncer; il doit être chaque fois découvert par de nouvelles analyses des produits des élèves.
L'examen des tableaux récapitulatifs des processus utilisés dans une classe nous apprend aussi que l'enfant est rarement fidèle à un même processus. Nous voici amenés à considérer la variété des comportements au sein du groupe des élèves et aussi à la disposition de chaque élève: la richesse des différences qui n'était au début de l'étude en aucun cas envisagée.
Cette richesse contredit ce que le bon sens et la pratique scolaire font concevoir des capacités des élèves dans les travaux d'écriture. Rappelons-nous ici le propos de Roland Barthes a propos des régimes anthropologiques du sens: « Beaucoup des manifestations de ce qu'on appelle le bon sens peuvent être interprétées comme des résistances à la symbolisation ».
La reconnaissance dans l'acte d'enseignement de ces différents faits correspondrait à l'institutionnalisation à l'Ecole de l'hétérogénéité :
- hétérogénéité des processus de verbalisation que l'élève choisit pour communiquer avec les autres élèves ou avec les adultes;
- hétérogénéité des modes d'expression à la disposition de l'homme pour transmettre sa pensée.
La méthode consiste à mettre en relation l'appréhension de la façon dont le sens est transmis par l'enseigné et le texte initial (ici les films), qui a servi de motif à la création de cette situation de communication. Elle accepte la multiplicité des découpages en unités différentes d'un même support audio-visuel.

Une fois que le sens attribué au texte audiovisuel, exprimé par l'enseigné est repéré, des relations s'établissent entre les unités ou scènes de cette interprétation proposée et les lieux du texte audiovisuel où l'auteur de cette interprétation situe l'unité.
C'est à ce moment-là et seulement quand l'élève a élaboré "ce scénario de sa réception" qu'il est possible d'introduire une appréhension descriptive qui utilise "la grande syntagmatique de la bande- images" de Christian Metz qui est l'aboutissement des Essais sur la signification au cinéma(5).
Dans un premier temps, le travail que nous proposons consiste à faire découvrir, à partir d'un document, les relations qui s'établissent entre le sens produit par le récepteur et les lieux du document où s'investit ce sens.
Dans un second temps, ces relations favorisent de nouvelles productions de sens.
Pour faciliter la pratique, nous conviendrons que:
- le travail de sémantisation du récepteur se manifeste par des unités de sens;
- la reconnaissance des lieux du document où s'opère ce travail indique des unités signifiantes;
- l'analyse des relations entre les deux unités précédentes produit des unités de signification.
Ainsi est mise en place une description originale des documents audiovisuels : originale, non parce qu'elle se distingue des principes de la description sémiologique mais parce qu'elle est particulière à chaque individu ou groupe qui la pratique et qu'elle cherche à puiser les premiers éléments dans le processus anthropologique de la sémantisation. Elle est proche des descriptions sémiologiques qui donnent lieu à la publication d'œuvres comme « Muriel »(5) à condition que ces descriptions ne soient pas institutionnalisées comme seule structure possible et restent comme le disent les auteurs, le résultat de leur implication.

Roland Barthes en compagnie de Christian Metz nous ouvre aussi cette voie. Avons-nous su en transmettre les clés qui se trouvent à leur origine dans cette notion du régime anthropologique du sens?
Médigraphie
1) " Une problématique du sens », R Barthes in Les Cahiers de Media Messages, 1970, SEVPEN.
2) « Une approche analytique des processus de verbalisation: pour éclairer les chemins obscurs de l'image à la plume », M.L. Haumont, Media n° 31.
3) Processus de verbalisation des informations audiovisuelles, A. Jeannel, CNDP CRDP Bordeaux, 1977.
4) Note de Marc Vernet, commission INRP,1979.
5) Essais sur la signification au cinéma, <<christian Metz, Editions Klincksieck, 1967.
6) Claude Baible, Michel Marie, Marie·Claire Ropars commencent avec 1( Muriel, Editions Galilée, 1974) un type d'étude que d'autres poursuivent et que J. Douchet et M. Cuzuki présentent en 1986 sous une forme sophistiquée en vidéo sous le titre " L'analyse par l'image de M. Le Maudit de Fritz Lang"

Films et émissions de télévision d'Alain Jeannel relatant ces expériences:
L'école en projet.
Vidéo sur la route.
Les médias et l'école: le diaporama .
Choisir et créer.
Un autre espace: l'écran.
Un professeur, des élèves, une caméra .
Une élève est passée, peut-être une femme Les médias et l'école.
le vidéogramme.
cf.: filmographie dans le Blog.

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